Ben Aicha 2

« L’amour est ma religion et ma foi » : l’épigraphe empruntée à Ibn Arabi annonce d’emblée l’univers du nouveau roman de l’écrivain marocain Kebir Ammi. Abdellah Ben Aïcha, célèbre corsaire marocain du dix-septième siècle devenu amiral puis ambassadeur en France et en Angleterre, débarque en visite officielle dans le Paris du Roi Soleil. Sa rencontre et sa passion supposées avec la fille de Louis XIV, Marie-Anne de Bourbon, servent de point d’articulation au récit. Comme dans ses romans Les Vertus immorales (2009) et Mardochée (2011), Kebir Ammi déplace l’histoire vers les domaines conjugués de l’imaginaire et du symbolique. Ici, la fiction historique célèbre l’ivresse et la liberté d’un amour menacé aussi bien par les frontières culturelles et diplomatiques que par les spectres de l’intolérance et de l’ignorance. 

Un théâtre de portraits

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Le roman s’ouvre avec la voix d’un narrateur, voisin de Ben Aïcha dans les faubourgs de Salé le Vieux et son compagnon de cellule dans les geôles des Anglais. Le portrait qu’il dresse de Ben Aïcha révèle un homme humble et courageux mais rongé par « une fièvre incandescente » et un désir ardent de découvrir le monde. Nommé comme représentant du sultan Moulay Ismaïl, l’homme se distingue par une allure et un charisme d’exception : « N’importe quoi, le moindre bout de tissu, faisait de lui un prince ». À l’inverse de son voisin, grand lecteur rêvant de devenir écrivain, Ben Aïcha ne sait ni lire ni écrire même s’il parle plusieurs langues et est capable de faire « des calembours en français, comme s’il avait été élevé dans cette langue, si complexe et si subtile ». En reconstituant la visite de Ben Aïcha au royaume de France en février 1699, Ammi imagine les péripéties du voyage, du port de Salé le Vieux à Versailles, en passant par Brest et Paris.

Avec un art bien maîtrisé de l’introduction et de la mise en scène des personnages, l’auteur déroule une galerie de portraits des habitués de la cour du Roi Soleil. Le palais est ce « théâtre où on aime à se montrer ». On y croise entre autres un mémorialiste, un peintre, un interprète, un fils adultérin du roi, des ducs déchus et des courtisanes distinguées, des comtes épris de pouvoir et des dames rêvant d’écriture. Dans ce tourbillon de personnages hauts en couleur et en verbe, l’apparition de Marie-Anne de Bourbon crée l’événement. Comme ailleurs dans le roman, la fiction semble prendre le pas sur la réalité : « On se demandait si ce corps était bien réel, s’il n’était pas celui d’un ange ».

Du ravissement à l’errance

Le point d’orgue du récit est la rencontre entre la princesse de Conti et Ben Aïcha. L’espace de quelques lignes, la galerie de personnages semble s’effacer pour laisser place à l’irruption d’une passion subite et irrésistible. Jouant du rythme des phrases et des descriptions, l’écriture d’Ammi reproduit les émois du premier contact : « Il sentait le velours bleu vert de ses yeux posé sur son âme. Elle sourit. Elle devait prendre congé. Il se pencha plus avant. Effleura, de ses lèvres, l’ineffable blancheur de sa main. Elle s’éloigna. Il n’était plus apte à fixer son esprit sur rien. Il était comme enveloppé dans l’immatériel satin d’un songe ». Pris dans un flot de sensations inédites, Ben Aïcha devient l’incarnation du bouleversement amoureux. Il sombre dans « un véritable désordre » intérieur, murmurant le nom de la princesse, luttant contre son absence et cherchant désespérément à « retrouver le goût et la simple apparence des choses ». Le reste du récit est l’histoire d’un amour qui s’écrit au rythme des rencontres secrètes, des lettres enflammées, de l’attente interminable et des retrouvailles brèves et fougueuses. Les meilleures pages du roman sont probablement celles où Ammi restitue au lecteur l’ivresse de l’amour et la fusion des corps. Union improbable et magie d’un ravissement dont la sensualité est synonyme de perte : « Leurs gestes se plaisaient à tâtonner comme des aveugles dans un dédale, cet empire où les amants savent se passer de leurs yeux pour trouver leur juste chemin ».

Après l’éclat éphémère de la première rencontre, le récit reconstitue les errances et les chagrins d’amour de l’ambassadeur marocain. Ces derniers servent de prétexte pour traverser le Paris de la fin du dix-septième siècle et reconstruire l’ambiance des faubourgs et des lieux de vie de l’époque, dont le plus évocateur est l’auberge de La Criée, lieu de résidence de Ben Aïcha. La figure d’Emilie de Choin, dame de compagnie de la princesse de Conti et intermédiaire espiègle entre les deux amants, est la véritable incarnation de cette frénésie spatiale reproduite tout au long du récit : « elle voletait, légère, telle une libellule qui sait qu’elle peut tout gagner à tourner, sans fin, autour d’une petite pointe de lumière ».

Au rythme des va-et-vient interminables entre Paris et Versailles, le récit semble se refermer lentement sur les espoirs et les fièvres de Ben Aïcha. Que peut le feu de la passion amoureuse face aux frontières de classe, de langue et de culture ?

Au rythme des va-et-vient interminables entre Paris et Versailles, le récit semble se refermer lentement sur les espoirs et les fièvres de Ben Aïcha. Que peut le feu de la passion amoureuse face aux frontières de classe, de langue et de culture ? Que peuvent les retrouvailles ardentes et éphémères face à l’ombre d’une différence insurmontable ? Derrière le double jeu des déambulations et des péripéties, le récit donne à lire la fragilité d’un amour condamné. Dans les dernières pages, l’ambassadeur marocain tente une dernière manœuvre qu’on se gardera de révéler. L’essentiel est ailleurs : un simple fil, nous rappelle Ammi, sépare l’amour de la folie : « Dans cette ivresse, la raison n’est plus rien. C’est une reine déchue, errant, pieds nus, dans un dédale de ruines qui fut longtemps son empire ».

Images de l’ici et de l’ailleurs

Par-delà le thème central de la passion amoureuse, le roman d’Ammi est une libre reconstitution du bouillonnement culturel de l’époque. Au détour des pages, on commente les pièces de Molière, de Corneille et de John Ford, on discute de la renommée de l’œuvre de l’académicien Fontenelle, on croise Hélène Fourment, épouse et modèle de Rubens, on suit les pas de la danseuse de ballet Françoise Prévost, on écoute les compositions de François Couperin et de Jean-Baptiste Morin, on célèbre les écrits subversifs de Marie-Catherine d’Aulnoy et on entraperçoit même Boileau et Saint-Simon. Au début du récit, le narrateur se remémore son désir de visiter l’Europe car il avait « ouï dire que les hommes de lettres y étaient respectés, et qu’ils n’hésitaient pas à soutenir que les livres sauveront l’humanité ! ». Témoignage d’un Grand Siècle foisonnant et multiple, le récit n’omet pas de rendre hommage aux richesses d’une civilisation islamique dont les échos se prolongent jusque dans la cour de France, à l’image des vers du poète persan Omar Khayyâm ou des prouesses du géographe marocain Cherif Al-Idrissi.

Ben Aïcha est aussi un roman sur la passion de l’ailleurs, sur le rapport à l’autre et la fascination de l’inconnu. Dans la cour du Roi Soleil, le Maroc est décrit comme ce pays « singulier » qui « ne ressemble à aucun autre », éveillant le désir d’écriture chez les uns et générant « les récits farfelus et les rumeurs infondées » chez les autres. Ben Aïcha a beau être accueilli en « grand ami de la France » et représentant de cette « grande nation, qui sera appelée à jouer un rôle prépondérant dans le monde », le Maroc reste cet ailleurs qui suscite aussi bien la méfiance que l’intérêt et la fascination. Parallèlement à la passion de l’ambassadeur marocain, le roman décrit les prémices d’un orientalisme français nourri d’approximations et d’affabulations, à l’image de cette réflexion relayée par l’un des personnages et stipulant que « les Turcs, qui vivent sous une tente, ont le vertige et […] craignent de voir de bien haut ». Dans le domaine des Lettres, l’orientalisme est incarné par le personnage de Pétris de Saint-Croix, double fictionnel de François Pétis de La Croix, célèbre interprète d’arabe de la cour de France. Le lecteur ne sera donc pas surpris de le voir évoquer le Hay Ibn Yaqdan d’Ibn Tofail ou marmonner devant Ben Aïcha des vers du poète préislamique Imru Al Qays. C’est que le rapport de l’interprète à la langue arabe est l’histoire d’une autre fascination, non moins flamboyante : « Il faisait sans arrêt des calembours, il se réjouissait de pouvoir jouer avec les mots. Il avait une vraie passion pour cette langue, il l’aimait comme on aime une femme ». Passion en miroir qui révèle au lecteur les limites de ce rapport à l’autre pris entre l’ivresse d’un ravissement sensuel et le rêve d’une possession impossible.

Liberté et glissements fictionnels

Au fil des pages, Ammi distille quelques remarques qui rapprochent le passé du présent et renforcent la symbolique du récit. Ainsi, lorsque La Criée annonce qu’« on va bientôt vivre dans une ménagerie en verre, on va tout savoir de ce qu’on fait et de ce qu’on pense », il est difficile de ne pas y voir une critique implicite de notre époque contemporaine où les frontières entre l’intimité et la vie publique sont totalement brouillées. D’autres références portent plus particulièrement sur l’histoire du Maroc. Ainsi, quand d’Argenson, lieutenant général de police, s’émeut des épreuves subies par un prisonnier anglais au Maroc, le lecteur averti y verra peut-être une allusion aux prisons et centres de détention du pays, rendus tristement célèbres durant les années de plomb. Enfin, quand on découvre que le narrateur et voisin de Ben Aïcha a appris à lire auprès d’un rabbin, l’anecdote porte en filigrane la célébration d’un Maroc pluriel et tolérant, loin des spectres du fanatisme aveugle qui viennent hanter la fin du récit.

A vrai dire, Ben Aïcha est aussi bien une ode à l’amour impossible qu’un éloge du pouvoir des mots contre l’intolérance et l’obscurantisme. Par-delà le destin d’un homme ébranlé par une passion fougueuse, le roman interroge les frontières entre Orient et Occident, entre nord et sud de la Méditerranée, entre identité et altérité, entre le destin de ces personnages historiques oubliés ou négligés, et le tourbillon de la grande Histoire, écrasant de son ombre dominante leurs expériences, leurs passions et leurs frustrations. Il y a dans Ben Aïcha une tentative originale de sculpter le corps de la fiction, avec sa part d’incertitudes et d’ambivalences, dans le marbre dur de l’histoire.

Certes, le lecteur peut être dérouté aussi bien par le foisonnement des personnages que par leurs apparitions éphémères et le détournement, voire la confusion, de leurs identités (le récit évoque par exemple une certaine « comtesse de Ségur », passionnée de livres et vivant à la fin du dix-septième siècle alors que la célèbre femme de lettres n’est née qu’à la fin du siècle suivant). Néanmoins, on pourra rétorquer que les histoires d’amour restent le lieu idéal des glissements spatio-temporels, des variations narratives et des libertés d’appropriation et de composition. L’épilogue de Ben Aïcha, à la fois exercice de mise en abyme et réquisitoire contre la violence et l’intolérance, ne dit rien d’autre que l’attachement de l’écrivain – cet autre ambassadeur – à sa double liberté : celle d’écrire, comme celle d’aimer.

  • Ben Aïcha, Kebir Ammi, Mémoire d’encrier, 168 p., 2019