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Toute la semaine, Zone Critique célèbre le centenaire de la naissance de Boris Vian, l’inoubliable auteur de L’Ecume des jours, de L’herbe rouge, ou de J’irai cracher sur vos tombes. Trompettiste, amateur des caves de Saint Germain, chroniqueur dans la revue Jazz Hot, l’écrivain aura voué toute sa vie au jazz une passion fanatique. « Il était amoureux du jazz, ne vivait que pour le jazz, n’entendait, ne s’exprimait qu’en jazz », confie ainsi Henri Salvador à Noël Arnaud, qui fut camarade OuLiPien de Vian et son biographe scrupuleux. Un jazz qui, pour l’écrivain, se « sent » par tous les pores de la peau, par tous les sens ; un jazz qui donne forme à l’écriture car il donne forme à l’existence ; un jazz qui est comme “une sensualité à l’état pur“. 

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Et c’est peu dire que le jazz infuse toute la vie de Boris Vian, depuis leur rencontre frappante à l’adolescence par l’entremise du grand Duke Ellington, à qui Vian vouera un fanatisme dévoué tout le long de sa vie. Trompettiste dans l’orchestre de Claude Abadie, amateur des surprises-parties et des caves de St Germain, Boris Vian écrit aussi des chansons et se distingue comme critique féroce aux saillies remarquées dans la revue Jazz Hot… Mais plus que les considérations expertes des spécialistes du be-bop, du boogie-woogie et du jitterbug, Vian avoue dans ses délicieuses Chroniques de jazz : « en matière de jazz, je crains d’être assez retardataire pour exiger de lui une émotion physique plutôt qu’intellectuelle » (p.75). Si le jazz doit swinguer et avoir de l’humour, il est aussi avant tout une musique de danse plutôt mal famée, celle qui fait se tordre et transpirer les corps jusqu’à l’épuisement dans les bastringues. En élevant le jazz au rang d’une musique de « snobs », on perd la sincérité du « vrai jazz » qui est une musique du corps et de l’âme, sincère comme une improvisation non écrite, et qui fait dire à Vian au début de L’Ecume des jours : « Il y a seulement deux choses : c’est l’amour, de toutes les façons, avec des jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington » (p.19).

L’art du “mood”

Pour ce qui est des romans, il serait fastidieux et vain, sans doute, d’essayer de voir comment l’écriture de Boris Vian est « jazzifiée », ce serait calquer et faire rentrer au forceps son écriture dans des principes musicaux dont il sait jouer pour mieux les contourner – comme dans tout bon style ! Mais la présence du jazz rayonne dans ses premiers romans, notamment le tout premier, Vercoquin et le Plancton, où les « zazous » recherchent avant tout la licence et l’euphorie des surprise-parties au son du pick-up ; et surtout l’Ecume des jours, hymne tragique à l’amour gangrené par la maladie. Et si Boris Vian « n’entendait, ne s’exprimait qu’en jazz », c’est surtout que le jazz donne forme à l’écriture car il donne forme à l’existence : tout y est pensé en termes de jazz, qu’il soit « hot », rempli de swing, tressautant et fou, ou encore languissant et traînant comme un « sultry tune », un vieux blues qui remplit de vague-à-l’âme. C’est une question de coloration et de trouver le morceau juste, celui qui correspondra parfaitement au « mood » de l’instant. Dans l’Ecume des jours, lorsque Colin et Chloé se rencontrent – évidemment dans une surprise-party ! – ce ne sont pas tant les yeux bleus et le sourire de Chloé qui retiennent Colin que son prénom si « jazz » : « Etes-vous arrangée par Duke Ellington ? » (p.71) lui demande maladroitement Colin avant de s’enfuir, déjà bête comme un amoureux. Lorsque les amis de Colin leur passent effectivement le lumineux et mélancolique titre Chloé de Duke Ellington, le jeune homme murmure à l’oreille de Chloé : « C’est exactement vous » (p.77). Présage de leur bonheur si tôt enfui ? Le blues semble bien convenir à cette romance entravée, et il encapsule tout ce qui est Chloé, tout ce qu’elle représente pour Colin. Plus tard, au plus fort du désespoir et de la maladie de Chloé, et alors qu’il écoute le Blues of the Vagabond, un drôle d’échange chimique se produit en Colin : « la musique passait à travers lui et ressortait filtrée, et l’air qui ressortait de lui ressemblait beaucoup plus à Chloé qu’au Blues du Vagabond. » Lorsque l’air se termine, « Colin, heureux jusqu’au fond de l’âme, restait assis là, et c’était comme quand Chloé n’était pas malade » (p.244). Chloé est la musique intime de Colin, tout au fond de lui, et elle est aussi comme un sujet de blues à elle toute seule : l’amour heureux perdu par la faute du sort, le souvenir des anciens temps et la lamentation puissante du présent sans issue, hanté par les « blue devils » – les idées noires. Sous-titré Blues of the Swamp ou « blues du marécage », le morceau de Duke Ellington habité par les bayous du Mississippi semble aussi annoncer – ou appeler ? – le nénuphar fatal dans les poumons de Chloé.

Chloé est la musique intime de Colin, tout au fond de lui, et elle est aussi comme un sujet de blues à elle toute seule : l’amour heureux perdu par la faute du sort, le souvenir des anciens temps et la lamentation puissante du présent sans issue, hanté par les « blue devils » – les idées noires.

Nous nous aimions, le temps d’une chanson”…

Dans l’univers fantastique de Vian, où les émotions façonnent le réel à leur gré pour épouser les mouvements de l’inconscient et ses fantasmes, le jazz en vient même à transformer l’environnement : non content d’avoir opéré le miracle du coup de foudre, lorsque Colin et Chloé écoutent The mood to be wooed de Johnny Hodges, le jazz se transforme en matière mouvante (p.175-176) :

« Il y avait quelque chose d’éthéré dans le jeu de Johnny Hodges, quelque chose d’inexplicable et de parfaitement sensuel. La sensualité à l’état pur, dégagée du corps. Les coins de la chambre se modifiaient et s’arrondissaient sous l’effet de la musique. Colin et Chloé reposaient maintenant au centre d’une sphère.

« Qu’est-ce que c’était ? demanda Chloé.

– C’était The Mood to be Wooed, dit Colin.

– C’est ce que je sentais, dit Chloé. »

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C’est que le jazz se « sent » par tous les pores, par tous les sens ; il n’est pas seulement une musique qui s’écoute sur une scène, en concert, comme le déplorait Vian… Il faut l’éprouver par son corps, que l’on danse le be-bop ou le biglemoi comme Colin l’apprend de son cuisiner Nicolas : mettre son corps en ondulation suivant la musique, se tenir à une très petite distance l’un de l’autre, et produire des interférences de vibrations oscillatoires, le tout sur un « tempo d’atmosphère » (p.54) – Nicolas conseille d’ailleurs Chloé pour cet office – et non sur un boogie-woogie exalté qui rendrait l’exercice un peu trop explicite. Déjà qu’il est difficile de ne pas succomber à la sensualité de la danse, alors, comment ne pas rendre cette danse « d’autant plus obscène que l’air est obsédant » (p.59) ? L’obscène et le jazz font bon ménage chez Vian qui ne lésine pas sur l’aspect scandaleux de cette musique de jeunes dégénérés ; dans Vercoquin et le Plancton, le jazz justifie et provoque toutes les partouzes. Lors de l’ultime fête du roman, l’orchestre de Claude Abadie (référence directe à l’orchestre où jouait Boris Vian) excite les zazous : « les beuglements sournois du trombone donnaient aux ébats des danseurs un caractère quasi sexuel et paraissaient issir du gosier d’un taureau égrillard. […] Plein de grâce, Abadie se tenait à la tête de ses hommes et lançait un piaulement agressif toutes les onze mesures, pour faire la syncope » (p.214). A mesure que la fête se prolonge, on ne sait plus bien s’il s’agit de danse ou de sexe : « la venue de la nuit semblait accentuer la frénésie des zazous, gorgés de cognac. Des couples dégouttants de sueur parcouraient des kilomètres au pas de course, se prenant, se lâchant, se projetant, se rattrapant, se pivotant, se dépivotant, jouant à la sauterelle, au canard, à la girafe, à la punaise, à la gerboise, au rat d’égout, au touche-moi-là, au tiens-bien-ça, au pousse-ton-pied… » (p.222). Cette scandaleuse musique « de nègres » que les Blancs jouent si mal (ou « comme des nègres de trente-septième ordre ») devient pourtant sous la plume de Boris Vian le symbole d’un monde libéré et joyeux, où le corps se montre avec excentricité, transpire, jouit et danse avec une sensualité gourmande.

Goûter le jazz

Gourmand est aussi le fameux pianocktail, un piano qui transforme chaque note jouée en un alcool ou un aromate pour composer des cocktails originaux, comme des précipités de jazz. Dans cet objet se concentre le fantasme absolu : opérer une synesthésie totale et pouvoir transformer la musique, immatérielle et mystérieuse dans son pouvoir, en quelque chose que l’on puisse goûter – et l’on pourra alors s’exclamer, comme Colin à Chloé, « c’est exactement ça ». Lorsque Colin fait essayer son pianocktail à « l’antiquitaire », celui-ci s’exclame ainsi en buvant le cocktail réalisé : « C’est exactement le goût du blues » (p.245). Vieux rêve de mélomane pour qui toujours la musique est ce fantôme fuyant et sans consistance, le pianocktail trace des correspondances baudelairiennes entre les sons et les sens : « pour l’eau de Seltz, il faut un trille dans le registre aigu »… (p.32). Comme dans un bon plat, il ne faut pas de fausses notes. Le cocktail respecte l’harmonie du morceau, et aussi son rythme, ce qui entraîne même quelques problèmes : « il n’y a qu’une chose gênante, c’est la pédale forte pour l’œuf battu. J’ai dû mettre un système d’enclenchement spécial, parce que lorsqu’on joue des morceaux trop hot, il tombe des morceaux d’omelette dans le cocktail et c’est dur à avaler », s’excuse Colin (p.33).

Avec cet objet bizarroïde et farfelu comme tout l’univers onirique de ses romans, Boris Vian semble nous livrer son rapport le plus intime au jazz : une manière d’être sensible à la musique par tout son corps. L’écriture se fait alors miroir de cette synesthésie, en mélangeant les sens et leurs attributs dans une projection totale de la sensibilité sur le monde. A l’image de la chambre des amoureux qui s’arrondit, les mots deviennent « une sensualité à l’état pur ».

Références:

  • L’écume des jours, Paris, Gallimard, 1947 ; Paris, Fayard, 1996, coll. Livre de Poche pour l’édition citée
  • Vercoquin et le Plancton, Paris, Gallimard, 1946
  • Chroniques de jazz, Paris, Editions Pauvert, 1986, texte établi et présenté par Lucien Malson