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De son vivant, les écrits de Vian connurent surtout un succès de scandale lié à son double littéraire, Vernon Sullivan. Les romans qu’il signait de son propre nom, et auxquels il attachait bien plus d’importance – comme L’écume des jours et L’arrache-cœur – furent des échecs retentissants à leur sortie. Ce n’est que plus tard que son œuvre est redécouverte. De nombreux textes sont alors publiés de façon posthume – dont les Cent sonnets, parus vingt-cinq ans après la mort de l’auteur. Il s’agit de sa première œuvre connue. La plupart ne sont pas datés, mais on estime qu’ils ont été écrits entre 1940 – Vian avait 20 ans – et 1945. Les brouillons qui ont été retrouvés montrent qu’il avait commencé à les remanier, un travail qu’il n’a jamais eu le loisir d’achever. Il semblerait qu’il ait eu pour projet, à terme, de les publier.  On peut dès lors se demander ce qu’ils nous apprennent de cet écrivain en devenir, et quelle est leur valeur, au-delà de celle de curiosité littéraire pour collectionneur.

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Il ne faut pas se fier au titre. Le sommaire énumère plus de cent poèmes, dont six ballades. En y regardant d’un peu plus près, on y trouve des anomalies : apparaissent notamment des sonnets 39 bis et 77 bis, et le sonnet 89 n’existe pas (il renvoie au sonnet 61 bis). Ces particularités sont dues à des choix d’édition et n’ont pas été décidées par l’auteur . Elles n’en sont pas moins fidèles, d’une certaine manière, à l’esprit de Vian, qui aimait dérouter son lecteur.

Le centième sonnet, intitulé Le der des der, n’est donc pas le dernier, et ça tombe plutôt bien. « Je suis chantre châtré, je fais des vers sans vie / C’est la fin je le sens… jusqu’au prochain recueil » y écrit l’auteur. La blague fonctionne à plusieurs niveaux ; il y a une évocation de la Grande Guerre, qui était, elle aussi, censée être la dernière. Mais c’est également un commentaire sarcastique sur la posture du poète qui se lamente sur son manque d’inspiration… tout en continuant à écrire.  Ces vers semblent un clin d’œil à Du Bellay qui écrit dans Les Regrets : « Cette divine ardeur, je ne l’ai plus aussi / Et les Muses de moi comme étranges s’enfuient[1] ».

Un recueil érudit et décalé

Et c’est l’une des choses les plus frappantes tout au long de l’ouvrage : le nombre d’allusions à différents auteurs. Si Vian tire parfois la langue à ses contemporains : « Et le vendeur à face de tomate / M’examina de l’œil dont un primate / Eut contemplé Roger Martin du Gard[2] », il puise surtout dans la culture classique. Il montre pour le pastiche un goût qu’il mettra plus tard à profit dans J’irai cracher sur vos tombes, mais la plupart du temps, il privilégie ici la parodie.

Il réécrit La Fontaine à sa façon ; le sonnet Le pot de l’ours raconte la mésaventure du potier Mohammed – en précisant dans une note que « Mohammed, en arabe, veut dire Perette » – et se conclut sur cette exclamation désolée : « Tant vaut la cruche, Allah !, qu’à la fin je la casse ! ».

Vian évoque en vrac des personnages mythiques ou historiques : Samson et Dalila, Oreste, Œdipe, Attila, Confucius, Pan, ou encore Caïn, côtoient dans ses vers les épiciers, les cheminots, les cireurs de souliers et les vedettes de cinéma.

Il rend hommage à Villon, comme dans cette Ballade des marchés obscurs : « A vous messers les prouficteurs de guerre / Les mercantis, les villains trafiquans / Les fabricans de gasteaux à la terre… ». Et lorsqu’Apollinaire écrit « Dans le brouillard s’en vont un paysan cagneux / Et son bœuf lentement dans le brouillard d’automne… » ou « Le pré est vénéneux mais joli en automne / Les vaches y paissant lentement s’empoisonnent », Vian lui rétorque : « Le fermier aux traits angulés / Conduisit ses bœufs sur la route. / Eux, tentés par l’herbe qu’on broute / Mâchèrent en vrais ongulés. »

Parfois, les échos sont plus subtils, peut-être même inconscients. On entend le « Nous mangions notre pain de si bon appétit[3] » de Victor Hugo au détour d’un poème autobiographique, Banal, dans lequel il est dit que l’enfant « mangeait de gros biftecks avec grand appétit ». Il faut arrêter ici cet inventaire ; les exemples sont bien trop nombreux pour les citer tous.

De surcroit, Vian évoque en vrac des personnages mythiques ou historiques : Samson et Dalila, Oreste, Œdipe, Attila, Confucius, Pan, ou encore Caïn, côtoient dans ses vers les épiciers, les cheminots, les cireurs de souliers et les vedettes de cinéma. Le jeune auteur est imprégné de culture classique, et maitrise parfaitement les règles rigides du sonnet… sauf lorsqu’il se permet, pour le plaisir d’un jeu de mot, un alexandrin à treize syllabes. S’il déclare, à propos de Paul Fort, alors considéré comme le prince des poètes : « Je ne connais pas un des beaux vers qu’il a fait[4]. », il se montre d’une mauvaise foi évidente – il est certain qu’il l’a lu. Ce pied de nez est révélateur : Boris Vian ne veut surtout pas être pris pour un « pohête[5] ».

Contre l’esprit de sérieux

Ce qu’il déteste plus que tout, en effet, c’est l’esprit de sérieux. Il rejette les entreprises littéraires trop élitistes, ces « terres absconses » et écrit : « Il y a quelque jour, j’ai fait un rêve affreux / J’étais un Vrai poète, et sur un papier jaune / J’écrivais en Vrais Vers un morceau long d’une aune[6] ». Plus tard, il fait mine de se lamenter, s’adressant à sa muse « Tu me fais un beau vers, je l’écris, puis soudain / A l’improviste, tac ! C’est la plaisanterie[7] ». Il est difficile de trouver parmi les cent sonnets un qui soit sans malice, à part, peut-être L’indécent sonnet, jolie évocation d’une femme désirée.

Alors que les jeunes poètes sont le plus souvent d’une ardeur sincère qui peut confiner à la naïveté, lui au contraire n’est qu’ironie.

Boris Vian fait ses premiers pas dans la littérature comme à rebours. Alors que les jeunes poètes sont le plus souvent d’une ardeur sincère qui peut confiner à la naïveté, lui au contraire n’est qu’ironie. Il se moque de ses pairs qui étalent leur érudition : « Vous autres esprits forts / Vous lisez du Claudel, paraît-il, sans effort / Allez, vilains forgeurs de pièces édifiantes / Hannetons lourds de vos vers blancs, tous, décampez[8] ! ». Et il multiplie les gamineries, revendiquant son penchant pour « le mauvais calembour, la plate pitrerie / De plus ou moins de goût. Je pencherais pour moins[9] ».

Effectivement, ses élucubrations sur « un brave homme de bègue, assez cu-cultivé[10] » (lequel a bien entendu un jardin très ca-calme où fleurissent les pi-pissenlits), et ses exclamations pseudo-lyriques « Trinquons comme la lune ! » ne sont pas d’un extrême raffinement. Mais cette impertinence affichée lui ouvre un formidable terrain de jeu : c’est tout un rapport ludique au texte et au langage qu’il instaure ainsi.

Les notes de bas de page, déjà évoquées, sont un espace de liberté formelle, et viennent dans le même temps apporter au lecteur quelques éclairages essentiels. Celle du poème Hippique nous informe à toutes fins utiles que « le moustique aussi ». L’auteur y cite également ses sources. Lorsqu’il écrit « Et la lumière fut[11] », il précise : « Dieu, œuvres complètes (Calmann-Lévy éditeur)[12] ». Et d’ailleurs « Dieu, C’EST MOI[13] » affirme-t-il un peu plus loin, ce qu’il démontre derechef.

Un OuLiPien avant l’heure ? 

Multipliant les acrobaties verbales sous contraintes, Boris Vian se livre à d’audacieux exercices de style. Une section du recueil intitulée Les proverbiales regroupe ainsi des historiettes en alexandrins[14]. Le dernier vers est à chaque fois une variation sur le même dicton : « Tant vida cruche Alain que la faim le tracasse[15] » « Tant va l’autruche à l’eau qu’elle feint la bécasse[16] », « Tante au lac, ruche à l’eau, gale enfin ! Quelle casse ![17] ». La section Détente, plus triviale, fonctionne sur le même principe, mais avec le mot pédéraste. On s’y désole de la mort tragique du chien Azor, « mort sans laper des restes[18] », on s’y émerveille d’un incroyable « Médicule » – digne successeur de la Toinette de Molière, peut-être encore un hommage – qui « guérit tout d’après l’aspect des rates », et ainsi de suite.

Rien d’étonnant à ce que, plus tard, Boris Vian devienne proche de Raymond Queneau. Il ne connaitra pas l’Oulipo, créé par son ami un an après sa mort, mais sera nommé en 1952 « Equarisseur de première classe » au collège de ‘Pataphysique. Et qui aurait pu mieux que lui en incarner les principes ? Dans les Cent sonnets, il refusait déjà de faire la différence ce qui est sérieux et ce qui ne l’est pas.

S’il traite avec désinvolture les sujets les plus nobles, il peut au contraire adopter un ton solennel pour aborder les plus vulgaires, ou les plus insignifiants.

S’il traite avec désinvolture les sujets les plus nobles, il peut au contraire adopter un ton solennel pour aborder les plus vulgaires, ou les plus insignifiants. Il consacre douze de ses cent sonnets au sansonnet. Dans des vers terribles, il affirme que « c’est un oiseau sans politesse. […] Il a l’âme démoniaque / Et des odeurs d’ammoniaque / S’échappent de sous ses pieds[19]. ». Sous sa plume, l’inoffensif volatile devient le double satanique de « l’étourneau de Dieu » (lequel a, au contraire, toutes les vertus) et le meurtrier redoutable du romancier Georges Ohnet. « Tu perds le sens, Ohnet[20] ! »

On peut se demander si ces bouffonneries, ce refus catégorique de toute gravité, laissent aucune place à ce qui apparaîtra dans les grands romans de Vian : une inquiétante étrangeté, un merveilleux qui enchante le monde, mais le dérègle aussi petit à petit, jusqu’à le rendre invivable. A première vue, il est difficile de trouver trace, dans ces poèmes de jeunesse, de cette noirceur caractéristique de son écriture. Pourtant, elle est déjà présente. Car Boris Vian parle aussi et surtout de la drôle d’époque dans laquelle il vit – celle de la défaite et de l’occupation. Remise dans ce contexte, son irrévérence prend une autre dimension.

S’occuper durant l’Occupation

Ses sonnets nous entraînent ainsi dans les caves du quartier latin, où malgré l’interdiction des autorités, les zazous vont danser dans les soirées jazz, et voir des films américains dans les cinémas clandestins. S’esquisse le portrait d’une jeunesse à l’esprit frondeur, dont l’insouciance devient une forme de rébellion face à des politiques répressives et une rhétorique réactionnaire. « Vivent les zazous[21] ! » s’exclame Vian. Et de décrire leur tenue de dandy : « chapeau tête de nègre / Souliers de daim, veste longue et pantalon sac[22] », leurs fêtes licencieuses : « le violon multipliait ses notes aigres / Et les zazous hurlaient de joie[23]… ». Pourtant, cette gaieté affichée est pleine d’amertume ; les musiciens jouent faux, la musique est mauvaise, « l’époque écœurante[24] ».

L’heure est aux faux semblants, au marché noir et aux ersatz : « Or, tout était truqué. Du plâtre en la farine / Dans le sel de la terre, et dans le pain de tout[25]. ». Des amours artificielles, on ne peut espérer récolter qu’« une vérole authentique et durable[26] ». Et l’auteur observe, cynique : « Ne nous vantons pas trop de nos piteux efforts / Un ersatz nous échappe en dépit des études / Il nous faut des vivants pour fabriquer les morts[27]. »

« Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage / Hé ! C’est facile à dire ! On n’a plus de papier ! »

Cette attitude railleuse et désenchantée pourrait peut-être se résumer par le poème Art poétique, dans lequel Vian, après Verlaine, donne ses propres conseils aux littérateurs : « L’impair est bon, le pair aussi, règle rigide / Choisissez votre vers comme fait le pêcheur […] » avant de conclure « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage / Hé ! C’est facile à dire ! On n’a plus de papier ! » Quelle étrange période que ces années de privations pour avoir vingt ans et commencer à écrire, semble-t-il nous dire. Comment prendre la poésie au sérieux dans de telles circonstances ?

Ces sonnets de jeunesse sont dans l’ensemble, inégaux, parfois un peu ratés. On ne peut pas vraiment les considérer comme des œuvres majeures. Ils n’en restent pas moins dignes d’intérêt, et j’ai pour ma part pris beaucoup de plaisir à les découvrir. Le recueil fourmille de trouvailles inattendues, de saillies parfois très drôles, preuves d’une inventivité déjà hors-norme. A sa manière, il est aussi un témoignage atypique et vivant de ces années troubles. Comme Boris Vian l’écrit lui-même, portant un regard assez sévère sur cette première tentative d’écriture :

« Oh, ça n’est certes ni très fin ni très puissant / Ça m’a pas demandé des efforts méritoires / Mais c’est un peu loufoque, un peu blasphématoire / Un peu gai quelquefois, un peu triste en passant / […] Ne me reproche pas de me moquer de tout / Je ne me moque pas. Je me complais surtout / A tripoter dans les coins noirs ma pauvre muse / […] et je lui fais du mal à ses tendres appas / Mais je m’en fiche un peu, pourvu que ça t’amuse[28]. »

[1]Las, où est maintenant ce mépris de Fortune

[2]Elégance

[3]Aux feuillantines

[4]Apport au prince

[5] Apport au prince

[6]Terres absconses

[7]A ma muse

[8] Autodéfense du calembour

[9]A ma muse

[10]Simple histoire de bègue                                                                                 

[11] Change

[12] Change

[13] Théorème

[14] dont Le pot de l’ours, cité plus haut

[15]La faim des haricots

[16] Mais ceci est une autre-uche toire

[17] Le fou triquait

[18] Triste Azor

[19]Qui ?

[20] Mort du romancier

[21]Le zazou

[22]La prairie

[23]Swing-concert                                      

[24] Rêve de zazou

[25] Leurre exquis

[26] Encore des ersatz

[27] Au fait.

[28] A mon lapin