Entièrement délocalisée en ligne, la 43ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se tient du 12 au 21 mars. L’occasion pour Zone Critique de tenir un petit journal des compétitions françaises et internationales, et avec les films présentés, de prendre le pouls du monde et de ses habitants. Au programme du jour (ou plus exactement, de la veille) : un conte libanais, du rubgy, la mort d’un poète et un voyage mémoriel.

  • Courts métrages #2 :  Patrick de Luck Fowler (2020, Royaume-Uni), Un mal sous son bras de Marie Ward (2021, France) et Ivre de soule de Skander Mestiri (2021, France)

Film assez faible et anecdotique, Patrick nous fait découvrir la vie et l’œuvre d’un pionnier de l’électro américaine, contextualisant sa production dansante et joyeuse pour l’inscrire dans le cadre du San Francisco de la fin des années 70. Succession de prises de vue en Super8 visant à illustrer l’époque, à garnir visuellement un récit exclusivement sonore et tout à fait autonome, le montage image ne semble être là qu’à des fins d’ambiance, pour occuper le regard disponible et superflu de l’auditeur. Pas désagréable à suivre, même si ça n’est jamais bon signe de trouver qu’un film de seize minutes aurait gagné à être plus court. Une recherche rapide peut apprendre au commentateur ignorant que son réalisateur a plus de 20 ans d’art vidéo à son actif. La seule surprise véritable que peut éventuellement réserver Patrick à son spectateur.

Plus opaque et mystérieux, Un mal sous son bras est un premier film impressionnant, avant toute chose, par sa facilité à faire émerger le fantastique de la critique politique, à produire un essai poétique au sens fuyant mais à la colère profondément ancrée dans une réalité matérielle et historique. Marie Ward ponctue son récit d’audaces payantes et inspirées, dynamitant formellement son film comme pour figurer la fragmentation schizophrénique de la société libanaise, tiraillée entre héritage colonial et culture autochtone refoulée, entre brutalité du capital et persistance de la tradition, entre la rationalité froide des lois du marché et l’énergie chaude des lois du désir. Premier choc esthétique de cette édition.

Sans doute moins surprenant dans ses promesses narratives et formelles, Ivre de soule n’en reste pas moins une vraie réussite. Plongée dans le milieu viril, guerrier mais plein de tendresse du rugby amateur, le récit prend à raison la forme d’une chronique de guerre, suivant indifféremment cette équipe de sportifs du dimanche comme il aurait scruté les corps et les visages de jeunes engagés déployés au Sahel. La caméra prend le parti de coller au plus près de ses sujets, les suivant partout : sur le terrain, sous la douche, en boîte de nuit… Cette proximité imposée et continue de l’équipe de tournage fait naturellement de la camaraderie entre coéquipiers le cœur du film, les mécanismes de sociabilisation masculines y étant observées avec une distance amusée mais jamais narquoise, gagnant petit à petit leur confiance pour nous les faire apparaître à nu, en grands gaillards à la sensibilité de petits garçons, pour qui rien n’est plus beau dans la vie que de gagner un match avec les copains.

Axel Biglete

Rediffusion du programme : aujourd’hui à 13h à cette adresse

  • L’état des lieux sera dressé à 11h en présence de la femme du poète de Martin Verdet (2021, France)


« Han ! Et que dans ses bas blancs
elle vienne
contre le lit où je ne dors plus
déposer l’écritoire pour
la levée d’écrou. Ma
mort – combien naturelle
dites ! »

Franck Venaille

Que laisse un poète en mourant ? Des restes d’homme dans une studette étroite. Aujourd’hui, on liquide le lieu. Le lit zébré, la lampe, les boites à photos, les enregistrements, bientôt, par-dessus le pont, dans l’eau, les cendres mêmes. Que trouve le fils du poète, que trouve la veuve ? Chacun son inutile brisement. L’un, des enregistrements de la voix du père parlant du père et parlant de ce qu’est un fils. « Dites, un père doit-il aimer son fils » prononce la voix, tandis que l’enregistreur à bande écrase la tête du fils allongé sur le lit. L’autre, la veuve, pourquoi déchire-t-elle ces tas de photos. Entre les déchirures, une femme, plusieurs fois une femme nue qui n’est pas elle. Le poète aussi a des boites à chaussures pleines d’adultères. La petite pièce où le poète a écrit est jouée, déjouée par le fils, la veuve. Vidée, on y joue à la balle. On la remplit d’eau au quart tandis que la veuve raconte l’aqua-Alta de la place saint Marc à Venise. On s’y déguise en cheval, parce que le grand poète aimait tel cheval, cheval qu’on filme dans la pièce, le vrai cette fois, parce que la poésie, c’est aussi de l’absurde. Il est difficile de liquider son deuil : plus facile d’abattre le lieu en sa matière. La veuve dira que peut-être l’âme demeure. Non que l’âme existe, mais ce qui n’existe pas ne peut pas mourir. Alors l’âme demeure. Là où l’on disperse les choses. C’est donc ici devant vous l’état des lieux poétiques d’un deuil, état des lieux en huis-clôt, qui met en scène un absent. Et de l’absence, voilà que le fils, la veuve parviennent à faire un rôle.

Blaise Marchandeau

Rediffusion du film : aujourd’hui à 16h30 à cette adresse

  • Faraway My shadow Wandered de Liao Jiekai et Sudhee Liao (2020, Singapour, Taïwan, Japon)

Pour un peu, à ceci près qu’on est au Japon et non en Corée, on se serait bien cru chez Hong Sang-soo. D’abord pour ce travail à la fois dense et ciselé du numérique, qui capture parfaitement l’ambiance cotonneuse des hivers neigeux. Pour ces moments saisis, ensuite, où l’on se réconforte à la chaleur du café et des conversations – paresseuses ou animées, inconséquentes ou profondes. Pour une rencontre, surtout, celle de Junya, jeune homme indécis et flottant, et de Sara, lumineuse chorégraphe. La gémellité de leur destinée – ils sont nés le même jour – se noue dès la très belle ouverture du film, où les cinéastes filment en parallèle deux cérémonies intimes et secrètes, au milieu des rochers et des vagues : Sara danse, en complète harmonie avec les forces telluriques qui l’entourent, quand Junya prie et médite.

Comme chaque année, telle l’écume qui revient inlassablement se déposer sur le rivage, Junya s’en retourne à Anamizu, dans la pittoresque péninsule de Noto ; il emmène avec lui Sara, et lui fait découvrir son Heimat, la patrie de son enfance, dans une troublante marche arrière vers le passé, qu’il revisite et commente, photographies en noir et blanc à l’appui. A leur suite, le film se faufile dans les méandres du temps et offre, pour qui prendrait le temps de l’observer, d’éprouver la blessure mise à nue de Junya. Car si l’hiver, cette saison honnie, le ramène invariablement à Anamizu, c’est qu’il y a laissé une dette contractée au passé. Manière de garder en souffrance (et donc, vivante) la pensée de ce grand-père disparu, de son temple Shinto et de la promesse non tenue – Junya avait promis à son aïeul de s’occuper du temple à sa mort.

A ses côtés, Sara a des allures de créature mythologique, dont l’orchestique serait la clé du passage d’une temporalité à une autre, de notre monde à celui des fantômes du passé, de l’âme ingénue de Junya à la sienne, sage et millénaire. On ressort de Faraway My Shadow Wandered avec un sentiment d’apaisement, rassénéré à l’idée qu’aussi loin où peuvent errer nos ombres tourmentées, elles ne seront jamais hors de portée de la grâce et de la lumière.

Corentin Destefanis Dupin

Rediffusion du film : aujourd’hui à 20h à cette adresse