(c) Jean-Louis Fernandez

A l’occasion du festival Bruit au Théâtre de l’Aquarium (Cartoucherie de Vincennes), Zone Critique s’est entretenu avec Jeanne Candel, co-directrice du théâtre. Une discussion riche, que nous vous présenterons sur deux jours. Elle débute par une présentation des actions de l’Aquarium, et de la façon dont il inscrit sa note particulière dans le paysage francilien.

Yannaï Plettener : Du 15 juin au 4 juillet s’est déroulé au Théâtre de l’Aquarium le festival Bruit, festival « de théâtre et de musique entremêlés ». Cet entremêlement des formes a-t-il fonctionné, et êtes-vous contents du déroulement du festival ?

Jeanne Candel : On est enchantés, c’est vraiment une grande joie et jubilation de retrouver le public et surtout de le retrouver aussi présent, aussi généreux. Les gens sont vraiment au rendez-vous. Il y a énormément de monde, des listes d’attente tous les soirs : c’est assez fou. C’est merveilleux. Et notamment, de rouvrir avec Le crocodile trompeur, un spectacle qu’on n’avait pas joué depuis 6 ans, qui nous tient beaucoup à cœur, qu’on adore donner, offrir. On est très contents, surtout après toute cette année compliquée de pouvoir à nouveau sentir la chaleur humaine, c’est très bon. Et l’entremêlement des projets est génial aussi parce qu’il y a plein de résonances. Le crocodile trompeur est vraiment la colonne vertébrale de la programmation, et après on a programmé d’autres petites formes dans les recoins et autour du Crocodile, et ça prend bien parce qu’il y a une infinité de résonances. Par exemple je regardais là encore le travail de Alvise Sinivia qui a fait Ersilia, une installation-performance où il a désossé des pianos, tendu des fils de nylon entre les cadres et où il danse et évolue là-dedans, faisant vibrer les cordes, et c’est sublime, et ça résonne beaucoup pour nous avec des choses qui sont dites dans le prologue du Crocodile sur la théorie des rapports. C’est génial comme tout entre en résonance. C’est assez beau parce que je pense qu’on le fait de manière un peu intuitive et inconsciente, on le pressent, ce sont un peu des petites prophéties intimes, et ça marche !

Y.P. – Vous avez des retours du public, des personnes qui vont voir plusieurs pièces d’affilée ?

J.C. – Oui, des gens qui enchaînent et qui sont trop contents ! Ça marche bien, on est ravi.

Y.P. – Au Théâtre de l’Aquarium, dont vous avez pris la direction il n’y a pas si longtemps, à quel endroit de ce dialogue entre théâtre et musique vous aimeriez vous situer ? Qu’est-ce que vous aimeriez faire advenir et émerger dans ce lieu de manière plus générale ?

J.C. – On est une co-direction, c’est la compagnie qui dirige le lieu. On est arrivés à quatre il y a deux ans et demi et maintenant nous ne sommes plus que trois, Samuel Achache étant parti pour faire sa propre compagnie et ses propres projets de manière indépendante. Mais nous on continue avec Elaine Méric et Marion Bois, donc on est trois co-directrices. On déplie le projet qu’on a écrit en arrivant. L’idée c’est vraiment de faire une maison de création pour le théâtre et la musique entremêlés. On est très sensibles aux projets qui dans leurs premières hypothèses prennent en compte d’une manière ou d’une autre cette question du décloisonnement entre la musique et le théâtre. On est avant tout une maison de création, donc un lieu de résidence où on accueille des compagnies. On ne fait pas d’apport en co-production car on n’a pas les moyens de le faire, mais en revanche on fait beaucoup d’apport en industrie. On met à disposition un atelier de construction avec une ressourcerie, avec l’idée d’une « matériauthèque » où les gens peuvent venir réemployer des matériaux qu’on a stockés, qu’on a gardés. C’est un peu dans l’idée de rentrer dans un cercle en terme de construction de scénographies. On a aussi un stock de costumes. A cet endroit on est donc hyper-actifs : puisqu’on ne peut pas co-produire les spectacles, on a par contre un outil et une maison, on peut apporter de la matière concrète. C’est un peu ça notre geste. On peut offrir un toit et des moyens concrets pour créer.

On est très sensibles aux projets qui prennent en compte cette question du décloisonnement entre la musique et le théâtre.

J’adore cela parce que c’est un peu notre manière de travailler aussi, de manière très concrète, au plateau… Donc on essaie d’insuffler cet état d’esprit. On fait un appel à résidences, à projets une fois par an, et on programme des résidences, et ensuite les gens qui ont été en résidence dans la maison sont potentiellement programmables dans les festivals. Pour nous c’est hyper important qu’il y ait cette organicité entre un lien dans la maison, être passé et avoir créé ici, et après pouvoir jouer et avoir cette rencontre avec le public. C’est assez gratifiant car ça donne du sens à beaucoup de choses : comment on s’investit dans une maison, comment on accueille… Plein de questions qui s’entremêlent et qui sont passionnantes. Tout ça vient aussi, je pense, du fait qu’on est une compagnie. On a été nomades nous-mêmes dans des lieux. On a vraiment côtoyé beaucoup de maisons, et on essaie du coup de créer la maison idéale pour nous. Qu’est-ce que ce serait pour nous de proposer aux autres artistes une maison qui nous plaise, où on se sente bien du point de vue des artistes.

Le Crocodile trompeur, (c) Victor Tonelli

Y.P. – Tu dis que vous essayez d’accueillir les projets qui décloisonnent entre théâtre et musique : est-ce qu’il y a un cloisonnement entre ces disciplines aujourd’hui ?

J.C. – Non, je pense qu’il y a énormément d’artistes qui cherchent dans ce sens. Mais comme, en ce qui nous concerne, c’est un peu notre nature profonde, c’est ça qu’on a ouvert comme territoire, de manière assez forte, ça nous intéresse de prolonger cette recherche, de proposer un endroit pour l’affirmer. Ce qui est aussi intéressant et assez beau c’est qu’à la Cartoucherie il y a cinq théâtres qui ont chacun une identité très forte. Chacun fonctionne avec son indépendance artistique. On est quand même très solidaires, on est assez proches les uns des autres et c’est assez beau à voir, mais il y a tout de même une forme d’affirmation par chaque théâtre de son identité, de sa nature. Ce n’est pas en faisant un grand méli-mélo qu’on maintient les choses mais plutôt en affirmant des poussées très joyeuses et puissantes. Ça fait qu’on est tous à notre endroit affirmé. La musique n’était pas trop présente auparavant à la Cartoucherie et je pense que ça fait du bien dans le paysage des théâtres de la Cartoucherie que cette pratique soit présente.

C’est merveilleux de se dire qu’on s’est manqués, un manque qui s’est creusé. C’est beau de se retrouver.

Y.P. – Est-ce que vous arrivez à faire venir du public qui n’est pas seulement le public habituel du théâtre mais aussi le public plus habitué à la musique et aux concerts ?

J.C. – Oui, je pense qu’on y arrive, avec tout le travail qu’on mène en relations publiques. On arrive vraiment à toucher notamment pas mal de jeunes. Je suis très contente de cela. Ils sont très gourmands, aventuriers, ils ont envie, ils sont dans un désir fort de justement questionner la pratique de l’opéra et de la musique classique. Il y a plein d’endroits qui se rejoignent et qui sont pour nous très précieux. Car c’est ça aussi l’idée : pouvoir toucher plein de générations différentes et d’emporter les gens dans cette dynamique et dans l’idée qu’on peut faire du théâtre et de la musique, du « théâtre musical » comme on dit en France – en tout cas mélanger l’opéra et le théâtre de manière très complémentaire et très forte.

Suite de l’entretien le samedi 10 juillet