Tout le mois de juillet, Zone Critique vous fait vivre le festival d’Avignon In et Off. Dans le Journal d’Avignon, retrouvez les conseils et critiques de chacun.e de nos rédacteur.ices présent.e.s en terre papale. Pour cette fin de première semaine, découvrez dans le off les spectacles de Marion Thomas et Pintozor Prod. pour la Sélection Suisse, Kit de survie en territoire masculiniste, une promenade sonore sur le phénomène incel ; de Camille Plocki, Tomber dans les arbres, une exploration en chanson d’une généalogie personnelle ; et dans le in le spectacle de David Geselson, Neandertal, ambitieuse proposition autour de la recherche des origines.

Si vous voyez passer dans les environs de la Manufacture un groupe de personnes silencieuses portant un casque audio et déambulant dans la rue en observant le monde et les gens autour d’eux, il ne s’agit pas d’une balade touristique nouvelle génération, mais bien de la performance immersive écrite par Marion Thomas et mise en (hors-)scène par le collectif suisse Pintozor Prod. (Maxine Reys et Audrey Bersier) : Kit de survie en territoire masculiniste.
Dans celle-ci, nous entendons une femme (mis en voix par l’autrice elle-même) s’adresser à un homme, tenter de comprendre le mal-être qui nourrit sa haine. Lui, c’est un incel, un « involuntary celibate » ou célibataire involontaire. Apparue ces dix dernières années sur des forums internet, cette communauté rassemble des hommes se sentant exclu du « marché » de l’amour et du sexe, pour se soutenir, se donner des conseils et entretenir une haine des femmes aux conséquences parfois tragiques.

La grande qualité de Kit de survie en territoire masculiniste est de nous plonger avec finesse dans ces mécanismes de pensée complexes, qui mêlent souffrance, culpabilité, honte de soi, complexe d’infériorité, sentiment d’exclusion, mais aussi une grande violence qui cherche les moyens de s’exprimer. Pas toujours facile à entendre. Mais la douceur de la voix de Marion Thomas contraste avec la dureté des propos. Loin d’être pédagogique ou simplificatrice, cette parole adressée et personnelle re-situe le sujet dans un espace intime qui rend l’écoute plus fine et l’identification plus naturelle. On se sent protégé par cette voix qui nous parle directement dans l’oreille et par les présences silencieuse des personnes autour de nous et des accompagnatrices de la balade. Au terme de cette marche sonore, presque un podcast vécu ensemble dans l’espace public, l’équipe nous convie à un moment de discussion et de réconfort final qui permet d’ouvrir les perspectives.

Programmé dans le cadre de la Sélection Suisse, Kit de survie en territoire masculiniste est une douce et singulière performance qui réussit brillamment à s’emparer d’un phénomène violent de notre société patriarcale tout en prenant soin de ses participant.e.s.

  • Kit de survie en territoire masculiniste, de Marion Thomas et Pintozor Prod., La Manufacture, du 8 au 23 juillet (relâches les 12 et 19), à 18h et à 20h
Kit de survie en territoire masculiniste @Pintozor Prod.

Dans Tomber dans les arbres, Camille Plocki nous convie à l’enterrement de son grand-père, militant communiste à moustache et journaliste politique chevronné. Elle cherche à entrer en contact avec lui, mais aucune réponse ne lui parvient. Alors, c’est à l’aide des chansons de son enfance et d’histoires de famille que la jeune femme va remonter le temps et son arbre généalogique, retraçant le destin de ses aïeux ashkénazes dans l’Europe du XXe siècle.

Tout en délicatesse et avec beaucoup d’humour, Camille explore ce qui reste en elle de ce passé marqué par l’exil, la déportation et la lutte, mais aussi l’amour et la joie. Presque seule au plateau, puisqu’accompagnée par la douce présence de Léo Bahon – mixeur, régisseur son, musicien en direct, et parfois même interprète –, elle déploie une grande variété de jeu pour (re)donner vie à de multiples personnages hauts en couleur, d’un vieux rabbin agonisant à un Trotski metteur en scène, mêlant mémoire et invention, le tout entretissé de magnifiques chants en yiddish qui valent à eux-seuls le détour. Touchant par sa façon impressionniste de dessiner une vie à partir de celles des autres, et d’opérer une généalogie par l’intime, le spectacle invite à tomber dans les arbres, jusqu’aux racines, pour mieux saisir la vitalité des feuilles et des fleurs.

  • Tomber dans les arbres, de Camille Plocki, La Factory – Chapelle des Antonins, jusqu’au 16 juillet à 12h50, ainsi que : les 18 et 19 septembre aux Déchargeurs  (Paris), le 23 septembre au festival La Mascarade (Nogent-l’Artaud), et le 19 octobre au Théâtre du Garde-Chasse (Les Lilas)
Tomber dans les arbres, Camille Plocki

D’origine et de transmission, il est aussi question dans la dernière création de David Geselson, Neandertal, au programme du Festival In. Un groupe de scientifiques travaillant sur l’ADN, mené par l’irascible et pointilleux Lüdo Heyer, deviennent les pionniers du séquençage de l’ADN ancien, en décryptant notamment le génome d’un humain de Neandertal. Cette recherche sur l’histoire de l’humanité est le prétexte pour un spectacle ambitieux, entrelaçant la quête des origines de l’espèce avec celle, plus compliquée, de sa propre origine, et la pulsion scientifique avec le coup de foudre amoureux, au cœur d’une fin de siècle ravagée par les conflits armés.

Très librement inspiré de la vie de Svante Paabö, récent lauréat du Prix Nobel de médecine, la pièce débute par une scène d’ouverture magnifique où deux chercheurs (Lüdo – Elios Noël, et Laure Mathis – Rosa) présents à un colloque universitaire se rencontrent et tombent amoureux dans le noir total d’un sous-sol après l’explosion de la centrale de Tchernobyl. S’ensuit un changement complet de ton, témoignant de la virtuosité de l’écriture, avec une conférence délicieusement méta où Luca (David Geselson) et Rosa expliquent au public de la salle, toutes lumières allumées, comment fonctionne l’ADN. Faire la lumière dans l’obscurité est d’ailleurs un leitmotiv du spectacle, qui met en parallèle l’action scientifique et l’action artistique, animées d’une même tension. Un autre fil rouge est celui de la transmission, de ce qui survit : et la question pourquoi Sapiens a-t-il survécu à Neandertalis fait écho à celle d’une des chercheuses atteinte d’une maladie dégénérative et qui se demande comment transmettre sa mémoire à sa fille.

Au sein d’une scénographie évocatrice – le sol recouvert de terre d’où l’on cherche à exhumer les ossements et le laboratoire-aquarium aux protocoles complexes visant à éviter toute contamination d’ADN contemporain – l’auteur laisse cependant libre cours à ses obsessions : plus la pièce avance, et plus il semble que l’aspect proprement scientifique de son objet ne soit qu’un prétexte à explorer les relations intimes (qu’est-ce qui fait le début et la fin d’un amour ?) et le conflit israélo-palestinien (au moment de la signature des accords de paix suivis par l’assassinat d’Ythzak Rabin au milieu des années 90). Dommage que cette dernière ligne narrative, toute passionnante qu’elle soit, vienne justement « contaminer » la dramaturgie du spectacle, malgré des tentatives un peu maladroites de l’y raccrocher en faisant de ce groupe de chercheur.se.s, qui va de Munich à Berkeley en passant par une Zagreb sous les bombes, une sorte d’équipe de diplomates dont les découvertes viendraient symboliquement réconcilier les peuples et l’humanité.

Neandertal brille néanmoins de belles propositions esthétiques, avec l’accompagnement tout en subtilité du violoncelliste Jérémie Arcache, et les dessins sur sable réalisés en direct par Marine Dillard et projetés sur la vitre du laboratoire : un saisissant travail de l’image, qui loin d’être illustrative, vient créer des couches de sens supplémentaires.  Si l’interprétation des acteur.ice.s (citons également Adeline Guillot, Marina Keltchewsky et Dirk Roofthooft) – produit de ces longues sessions d’improvisations à partir desquelles s’est construite la pièce – est bien souvent touchant de vérité, créant des personnages très humains dans leurs imperfections, la dramaturgie, certes très maîtrisée, interroge par ce choix de mettre progressivement au second plan l’activité de recherche, au prix de l’inexactitude ou du raccourci. L’humain préhistorique reste finalement très extérieur au vrai sujet du spectacle : l’humain moderne du XXème siècle, avec ses passions et ses contradictions. On retient ainsi du spectacle le personnage de cet homme, Lüdo Heyer, scientifique obsédé par le contrôle total de son environnement de recherche et de sa vie personnelle : pris dans des événements qui percutent et bousculent cette obsession vitale, c’est sa résistance à s’abandonner, face aux « contaminations » figurées, et le conflit interne qui en découle, jusqu’à presque lui coûter la vie, qui forment à notre avis le vrai nœud de cette pièce.

  • Neandertal, de David Geselson, du 6 au 12 juillet à l’Autre Scène du Grand Avignon (Védène)

Crédit photo : Neandertal, David Geselson @ Christophe Raynaud de Lage