Après les honneurs de la compétition cannoise, France, le nouveau film de Bruno Dumont, acide satire du monde médiatique, débarque dans les salles obscures. Le réalisateur s’est entretenu avec Zone Critique, déroulant les principes fondateurs d’une cinématographie à nulle autre pareille, retorse et ambivalente, en recherche permanente d’un contrepoint. 

Bruno Dumont, le dossier de presse de votre dernier film, France, est d’une densité philosophique rarement égalée. Comme s’il s’agissait, à votre manière, par le détour de la rigueur et de la précision, de faire un pied de nez aux journalistes.

Le matériel dont vous parlez et qui est écrit, c’est ce que je pense des médias, c’est ce que je pense de ce monde-là. J’ai une formation de philosophe, donc j’aime bien ratiociner, j’aime bien écrire, comprendre la nature des choses. J’écris tout le temps. Mais je sais qu’il n’y a aucun rapport entre la philosophie et le cinéma, surtout pas ! Il ne faut pas mélanger les pinceaux. Il faut raconter une histoire, mais c’est bien de partir avec des bagages. Pour filmer un personnage comme Freddy dans La Vie de Jésus, pour faire face à un mec comme ça pendant une heure et demie, il faut être équipé. On est équipé pour faire face à ce qu’on filme. On peut se dire  “Mais pourquoi filmer quelqu’un comme ça, d’aussi détestable ?” Eh bien ça m’intéresse ! Et ça m’intéresse parce que j’ai une idée en tête. La philosophie est très importante dans mon travail. Je fais du cinéma parce que c’est une forme de connaissance, de pensée. Le cinéma offre des outils tout à fait intéressants pour entrer dans des zones grises que l’esprit n’arrive pas à saisir. Les concepts n’arrivent pas à saisir la contradiction par exemple. Le personnage de France est très gris et très contradictoire. Ça m’intéresse d’aller dans des zones où la pensée doit se tordre un peu pour y entrer. J’ai donc souvent des personnages curieux moralement. La morale m’intéresse, le Bien, le Mal. Mais le Bien, le Mal, dans le cas de France, sont transposés à la télé.

Lorsque vous commencez à élaborer un film, qu’avez-vous en tête ? Est-ce une question ? Une ou plusieurs idées que vous cherchez à mettre en tension ?

Ça dépend des films. Là, par exemple, pour France, c’était Léa Seydoux. On s’est rencontrés suite à une envie commune de travailler l’un avec l’autre, et on s’est dit “on n’a qu’à faire un film ensemble” ! Je suis donc parti d’elle, de sa manière d’être avec moi pendant l’entretien, comment elle me parlait, me regardait. Elle m’avait plu, au sens où elle était à la fois très simple, et pas du tout. Cette contradiction m’intéressait. Le vedettariat est une chose qui m’intéresse, ces gens m’intéressent. Je me suis dit : c’est une vedette, donc racontons l’histoire d’une vedette. Je ne travaille pas beaucoup d’imagination, je pars de la nature des gens. Là, c’est l’une des premières fois où je pars d’une actrice pour écrire. J’ai donc écrit France à partir de Léa Seydoux. J’étais bien tout le temps de l’écriture car je l’avais vue, je connaissais son registre. Le milieu des médias m’intéresse beaucoup, car je pense que c’est un milieu crucial, sur ce qu’il dit de ce qu’on vit aujourd’hui. Je suis un cinéaste très expérimental, c’est-à-dire que je mets un acteur dans un milieu et je regarde ce qui se passe. Après, j’ai écrit une histoire comme ça, une espèce de mélo, assez vite.

Votre personnage, France de Meurs, quand son nom est prononcé pour la première fois, par Macron, on entend un impératif de conservation, c’était comme s’il disait : “que la France demeure”. Et puis, juste après, quand on voit le nom écrit à l’écran,  on lit un autre impératif : France de Meurs, celle qui t’enjoint à la mort. Pour vous, dans cette histoire de la contamination du journalisme par le star-système, comment la conservation, la persévérance s’articule-t-elle à la dégénérescence, à la mort ?

La vie, la mort s’articulent. Toute l’histoire, ce sont des contraires qui s’articulent mutuellement, c’est la mécanique humaine ! On est tous en train d’osciller sur une ligne. Le Bien, le Mal, ce n’est pas deux chemins différents, c’est le même chemin qui monte et descend. C’est ce que montre le film, c’est quelqu’un qui est sur son axe, qui monte, qui descend, qui doit trouver la solution sur son axe. France de Meurs, voilà, il y a le néant qui rode, mais comme il rode dans nos métiers. C’est un film qui relève aussi bien de la tragédie grecque que d’un mélo à l’eau de rose. Cette espèce de mélange des genres, c’est aussi le mélange de la modernité. La modernité est totalement tordue, je pense que l’on vit dans un monde tordu. À cause de la pensée numérique dans laquelle on est plongés : une pensée aseptisée, hypertrophiée, simplificatrice. J’essaye de filmer de la complexité, de retrouver la Nature, de montrer la facticité de cette élite. En même temps, elle est humaine, il y a quelque chose de bon en elle. C’est une satire, c’est aussi un film drôle, du moins je l’espère. Ma quête, c’est de chercher la petite lueur qui demeure quelque part. Et c’est un personnage que j’aime bien, j’aime bien France de Meurs. Mais je ne suis pas naïf sur la réalité des journalistes, de la télévision. Il y a un cynisme incroyable. France, ce n’est pas une sainte ! J’essaye aussi de trouver une eschatologie à échelle humaine, de retrouver du sens même dans la médiocrité des gens. Je pense qu’il faut s’élever là où l’on est. Il y a aussi toute une philosophie qui est à l’intérieur de ce film, dont le film est l’expression.

Au titre de la persévérance, France est semblable à d’autres personnages que vous avez travaillés. Peut-être même que la caractéristique commune de tous (ou presque) vos personnages principaux – France, Jeanne, Hadewijch, Camille Claudel, Freddy – c’est la persévérance, une certaine qualité de détermination. C’est ce qui permet que la grâce advienne, mais qui, lorsque la détermination se meut en entêtement, fait entrer le ridicule et ouvre des possibles comiques. Est-ce pour vous un risque que d’imaginer une tragédie qui soit percée, contrariée par des élans franchement comiques ?

La possibilité de la grâce est offerte à tous, et le film établit cette possibilité qui lui est offerte même à elle, à France. Même dans ses vicissitudes, la grâce est là. C’est ce que je fais depuis le début. Et ensuite c’est la balance, le grotesque est sur la balance du sublime. C’est le même axe qui bouge. France de Meurs, c’est Monsieur Madeleine chez Hugo, c’est Jean Valjean qui devient Monsieur Madeleine. C’est ce que disait Hugo : la ligature humaine, c’est justement que le Bien et le Mal sont imbriqués. Le Bien naît du Mal, et le Mal naît du Bien. France de Meurs, elle devient bonne, elle prend conscience de ce qu’elle est, tout en continuant à l’être, mais en l’étant un peu moins. Ben c’est déjà pas mal ! De mon point de vue, c’est bien.

Parmi les nombreux ressorts comiques, il y a le ressassement. Et parmi les nombreuses formes de ressassement, il y a le ressassement satisfait. Après chaque prestation de France, Lou, son assistante, la félicite en disant, l’œil sur son téléphone : “Super, c’est génial, boum, ça explose”. Comme les aristocrates dans Ma Loute pouvaient rabâcher leur émerveillement face au paysage en disant : “C’est magnifique”. Pour vous, cette pulsion à proclamer sa satisfaction, est-ce un tic plus spécifique à notre époque, un corrélat de ce que vous appelez, dans le dossier de presse, “le monde fortement déréglé des médias et des réseaux sociaux” ?

“Le refrain, c’est le sel de la vie”

La répétition chez Péguy, c’est musical. On est dans le mouvement des choses, c’est répétitif. Parce que la vie est toujours la même, ça se répète. On tourne, sauf que c’est jamais pareil, mais c’est toujours pareil. Ce cycle mécanique de la vie, il est dans les personnages, les dialogues, les gags et les chutes. C’est cette espèce de ressassement qui est la petite musique de la vie, et dont Péguy avait si bien trouvé le rythme. Si vous écoutez du Bach, ça se répète, si vous écoutez de la musique arabe, de la musique soufie, ça se répète, c’est pareil. On a besoin du refrain, le refrain, c’est le sel de la vie. Christophe, il répète, il répète, il répète. Alors Lou, elle est en boucle, et dans sa petite boucle elle tourne en rond. Mais on est tous comme ça. La répétition, c’est le sens de la vie, et ce sens de la vie, on le révèle dans ces personnages répétitifs. L’amour, c’est répétitif, on cherche toujours l’amour. La répétition, c’est une compréhension de la nature des choses : on le voit bien dans l’art, on voit bien les thèmes répétés. Monet a peint je ne sais pas combien de fois une botte de foin, pourquoi ? Parce que c’est en répétant que l’on touche à la nature mobile du réel. Je comprends très bien le thème de la série, j’ai fait des séries, ça m’intéresse : la récurrence, la répétition des personnages.

J’ai lu que Clément Morelle vous avait accompagné pour le casting de vos 6 derniers projets, notamment les séries P’tit Quinquin et Coincoin. En quoi son regard vous est-il précieux ?  Comment travaillez-vous ensemble dans le choix des actrices et des acteurs ?

J’avais un assistant qui s’appelait Claude Debonnet, qui est mon assistant historique. Clément Morelle est arrivé sur Hadewijch en tant qu’assistant de Claude. Claude est décédé il y a 7-8 ans, et Clément a pris sa place. Il vit dans l’admiration totale de Claude Debonnet, qui était son maître, et avec qui on a commencé ce travail avec les non-professionnels. Un travail qui demande beaucoup de suivi, de présence.  Clément a été formé à cette tâche, qui a lieu bien en amont des films. Il sait comment on fait pour trouver ces gens-là. Il a un travail tout à fait crucial et important, surtout avec les non-professionnels. Les non-professionnels, il faut s’en occuper, parce que ce ne sont pas du tout des gens de cinéma, ils n’ont pas conscience de ce qu’on fait, des obligations, des contraintes, des horaires, des choses très bêtes. C’est son travail de les amener à ça.

Dans France, bien qu’emprunts d’une certaine rigidité, les corps des personnages et notamment ceux de France et de son assistante, sont beaucoup moins statiques que dans Jeanne. De Jeanne à France, on passe de l’immobilité imposée par les lieux et les chaînes, peut-être même les costumes, à une forme d’agitation fébrile qui conduit France au volant de sa voiture, et d’un moyen de transport à un autre, d’un lieu de conflit à un autre. Après avoir passé 2 films à explorer le hiératisme religieux, y compris dans la forme paradoxale de la chorégraphie, ressentiez-vous dès le début du projet le besoin d’un personnage plus mobile ?

“France est un véhicule, un moyen de transport, un vaisseau d’exploration de soi”

Avec Jeanne, on est dans le sacré en permanence. C’est chargé. Même le profane est sacré, on est en plein dedans. J’avais donc besoin de sortir de ça, pour prendre un peu d’air. Le profane m’intéresse, on retrouve dans le profane une forme d’iconographie sacrée. Le film est remonté dans le sacré par le profane et l’imagerie de la télévision. Notamment par les saturations d’image, par les couleurs, etc. Il y a une quête de la sacralité dans les formes inhérentes d’un plateau télé, d’une actrice habillée, coiffée, etc. Je sature parce que je cherche de toutes façons ce qu’il y a de permanent dans l’impermanence des choses. Là, je suis dans un milieu, une espèce d’élite intellectuelle bourgeoise française. Son appartement par exemple, il n’y a personne qui vit là-dedans, c’est hallucinant ! Donc cette disproportion des décors, elle sert justement à révéler la disproportion de cette élite. Tous les moyens d’expression servent à exprimer la réalité cachée du personnage. J’essaye de rentrer dans cette femme – pour moi ce n’est même pas une femme, c’est une espèce d’ectoplasme cinématographique – pour essayer de voir ce qui est universel. Elle, c’est nous, même moi je m’identifie à elle. Pour vous dire qu’elle est totalement asexuée. Parce que pour moi, elle est l’expression de la modernité de la France. Elle a à la fois les attraits, l’apparence, le mental un peu tordu, mais en même temps elle est en crise, elle cherche la petite lumière. C’est un véhicule, c’est un moyen de transport. C’est un vaisseau d’exploration de soi. France doit servir au spectateur pour s’explorer lui-même.

Quand j’étais au lycée, au tout début des années 2010, je me souviens être tombée sur un numéro des Cahiers du cinéma de l’époque consacré à la France comme terrain de cinéma. Le rédacteur d’un article sur la question du paysage se désolait que les cinéastes français n’aient plus à cœur de filmer le ciel. Ce n’est clairement pas un reproche que l’on puisse vous faire. Qu’il soit filmé en plan général dans la continuité d’un paysage, ou dans un plan de raccord regard en contre-plongée, le ciel traverse toute votre œuvre, et ce depuis votre premier long-métrage La Vie de Jésus. Ici, dans France, le ciel apparaît dans le face-à-face du personnage avec la montagne suisse et, de retour à Paris, dans un plan inattendu, France lève les yeux vers le ciel pour le contempler. Qu’est-ce qu’elle regarde France quand elle livre son regard au ciel ? Est-ce un regard si différent de celui des croyantes, Jeanne ou Hadewijch ?

Ce qui m’intéresse le plus c’est de filmer son regard. C’est pas le ciel, c’est elle. Les yeux qui montent c’est toujours intéressant. Je pense que maintenant je ne filmerai plus les subjectifs, parce qu’on s’en fout. De toute façon, le plan cherche, il cherche au-delà. Quand on filme quelque chose c’est toujours pour filmer autre chose. Le plan, ce n’est jamais abouti, je ne filme pas un regard pour filmer un regard. Je ne peux pas vous rentrer dedans, alors je ne filme que l’extérieur. Pourquoi j’ai ma caméra qui avance ? Parce que j’essaye de voir s’il se passe quelque chose. Et il se passe quelque chose, avec le temps, la pression de la caméra, et puis la cinégénie naturelle. Il y a une sorte de bouleversement qui se fait dans l’arrangement de tout ça, et qui m’échappe totalement. Je fais la préparation, mais je ne suis pas sûr que l’important ce soit qu’elle regarde le ciel. Elle peut regarder le ciel, mais elle peut tout aussi bien attendre, attendre son taxi par exemple, c’est aussi beau. Je ne crois plus aux anciens idéaux de mise en scène, surtout que ma façon de filmer aujourd’hui est totalement déstructurée. France, à tel moment elle doit regarder quelque chose, eh bien elle regarde le scotch que l’on a collé sur le plateau. Pas besoin de regarder le ciel, on s’en fout du ciel. Je dis ça dans la fabrication, après vous, vous avez le droit de penser ce que vous voulez. Mais je ne cherche plus l’impression immédiate, ou la connotation. Même des acteurs qui se regardent une fois le film monté, au tournage ils ne se regardent pas. Et c’est plus intéressant de faire se regarder des acteurs qui ne se regardent pas que des acteurs qui se regardent. Plus vous cassez, plus vous hachez votre travail, plus la reconstitution va créer des nouveaux raccords.

Aussi, à première vue, France semble moins contemplatif que la plupart de vos autres films. Il y a moins de plans purement de paysage, comme dans Flandres par exemple, et les gros plans sur le visage de France ne s’étirent pas comme certains des gros plans dans Jeanne. Mais il se peut que vous tombiez quand même sur des critiques qui vous diront que le film a des longueurs, notamment là où vous vous rapprochez et vous attardez sur le visage de France. Quelle nécessité y avait-il pour vous à dilater le temps du film à ces endroits-là précisément ?

C’est un problème de rythme en fait, ça s’impose dans le montage. Les questions des durées sont un problème de montage, de rythme, qui sont tout à fait imprésumables sur le tournage. On n’en sait rien. Je prépare plutôt mes petites couleurs, je fais tourner un acteur dans ce sens-là, puis dans l’autre. J’ai besoin d’avoir des longueurs et des absences de longueur, pour décider  au montage si ça va être long ou court. Je tourne plutôt long, parce qu’il me faut une étendue, mais c’est monté court, parce que j’avais envie d’aller vite, et j’ai fait assez de films étirés pour ne plus le faire. La modernité, c’est tout de même un monde qui a réduit la longueur des choses. Ça m’intéresse de rentrer dans cette énergie-là, et de voir toutes les possibilités qu’il y a. Les plans sur elle sont très longs par exemple, mais ça va assez vite dans l’ensemble, le film est très rythmé. J’avais envie de faire un film un peu normal, psychologique.

Vous ne semblez pas particulièrement préoccupé par l’exactitude géographique. Dans Jeannette, les dunes des Hauts-de-France se substituent aux plateaux de la Lorraine, dans Jeanne, la cathédrale d’Amiens est filmée en lieu et place de la chapelle de Rouen. Dans France, au détour d’un plan nous identifions que l’appartement de la journaliste donne sur la place des Vosges, et les théâtres de conflit, car il s’agit vraiment là de théâtres, sont filmés dans les Pouilles en Italie. On pourrait penser que pour vous l’exactitude, du moins la probabilité géographique, sont choses accessoires quand il est question d’établir le sentiment de vraisemblance. Sur quoi vous basez-vous donc pour choisir vos décors ?

“Moi, je suis le roi du faux-raccord”

Non, effectivement, ce n’est pas important. Il faut une logique cinématographique, mais la réalité topographique des lieux, non. Le cinéma ça coupe, ça prend des morceaux, et ça reconstitue. La réalité d’un lieu, on s’en fout totalement. Moi, je suis le roi du faux-raccord. Je ne cherche pas d’exactitude, même dans la sociologie des choses ou des lieux. Il me faut des morceaux pour recréer une autre exactitude, mais qui est cinématographique. L’exactitude cinématographique n’est pas l’exactitude topographique. Même sur la durée d’un acteur, je prends des morceaux de l’acteur, des prises, je mélange des prises. C’est une reconstitution totale, en fait la scène  n’a jamais existé. Le cinéma, c’est un artifice qui se nourrit de petits pans de vrai pour faire du faux, mais qui redevient du vrai. C’est un art de la transfiguration, et ce qui m’intéresse moi, c’est la transfiguration. Donc le réel… Il faut bien que les choses soient dans le réel, mais pas trop. Il faut de la vraisemblance, il faut que croyiez ce que vous voyez. Tout est totalement illusoire, tout est faux, mais ça crée une réalité, une vérité, qui, elle, relève de l’au-delà.

Pour continuer sur la question du probable, je dirais que l’un des aspects jubilatoires de votre cinéma, c’est cette liberté que vous prenez à rentrer franchement dans l’improbable, à exposer des conduites, des gestes, des paroles outrancières. Et cet improbable de la démesure – par exemple que France puisse habiter dans un appartement doté d’œuvres d’art, tapisseries médiévales, statues, peintures renaissance, dignes d’un musée d’envergure – cet improbable, on l’accepte. Il suscite en nous le comique, mais ne vient pas heurter notre besoin de vraisemblance. Comment parvenez-vous à cheminer sur cette difficile ligne de crête entre les deux écueils que sont la platitude du probable et le sentiment de gratuité, de boursouflure, lié à l’invraisemblable ?

Je cherche à altérer. J’ai peur du réel, quand c’est trop vrai ça m’embête. J’essaye de transformer le jeu de l’acteur, de l’empêcher d’aller dans le naturel. Le naturel m’effraie, et pourtant je peux filmer dans la Nature. Et comme j’ai la Nature, je ne surajoute pas. C’est un conflit permanent, c’est très contraire, en fait, entre le lieu où on se trouve et la façon dont la caméra va tourner. C’est une espèce de lutte, la caméra lutte toujours contre ce qu’elle filme. C’est comme chez Bach, ça consonne et ça dissone. Pendant que ça consonne, il faut que ça dissone. La musique de Christophe, elle dit toujours le contraire de ce qui se passe par exemple. C’est du contrepoint. Je pense qu’il faut fabriquer une espèce d’appareillage contradictoire, avec plein de pièces qui vont dans tous les sens, et c’est ça qui fait l’articulation. Ce sont des contradictions permanentes que je cherche, et qui valent pour ce qu’elles disent de la nature humaine. Il faut que j’emmagasine tout ce matériel-là, pour au montage avoir des possibilités. Il y a beaucoup de scènes que je monte, quatre mois plus tard la prise que j’avais condamnée, je vais la chercher, car j’ai trop appuyé à tel endroit, alors il faut que j’aie moins. C’est pour ça que je tourne une préparation, je ne décide rien. L’acteur n’a pas l’air content, mais je ne vais pas dire que c’est bien parce que je n’en sais rien. Je dis ça tout de suite pour qu’il arrête de me poser la question. Alors, oui, ce n’est pas très sympathique sur le plateau mais on s’en fout, on n’est pas là pour jubiler. Je ne sais pas comment il faut jouer. L’acteur me demande “comment je joue ?” Eh ben, je ne sais pas, alors je lui dis “essaye comme ça, fais le plus, ok, fais le moins, ok, fais le pas, ok”. À la fin, j’ai toutes les couleurs et je suis très content.

  • France, un film de Bruno Dumont, avec  Léa Seydoux, Blanche Gardin, Benjamin Biolay, en salles le 25 août 2021