« C’est un drôle de métier, disc-jockey. Entre le prêtre et la prostituée. Il faut tout donner à des gens qui ne vous rendront rien. » (Vacances dans le coma, Frédéric Beigbeder). Il énerve les uns et émerveille les autres, agace ou séduit, et créé autour de sa personne une véritable bataille rangée entre les pour et les contre. Bref, il divise et ne laisse pas indifférent. Ce deuxième volet de notre série « Que vaut vraiment ? » nous permet de nous pencher sur le “cas Beigbeder” qui ne fait pas l’unanimité en tant qu’auteur, et de nous interroger sur son œuvre, son image et sa place en tant qu’écrivain dans la littérature contemporaine.
Beigbeder ne fait rien comme les autres. En effet, outre son métier d’écrivain, Beigbeder fut également chroniqueur pour plusieurs journaux people (Elle de 1995 à 1996, VSD de 1997 à 2002, Voici de 1997 à 2005, etc.), D.J., et animateur à la télévision. Touche-à-tout, Beigbeder balaye de la sorte l’ensemble des idées reçues sur l’écrivain, selon lesquelles celui-ci ne se concentrerait que sur ses écrits et ne gaspillerait pas son temps avec des futilités mondaines. Le bonhomme ne s’inscrit pas dans cette filiation-là et revendique fièrement ses écarts people ainsi que son amour pour l’argent et la célébrité. Autant dire qu’il est en rupture avec l’image traditionnelle que l’on a de la littérature. Mais qui est donc cet énergumène qui hante tour à tour les plateaux de télévision et les salons littéraires ?
Boîte de nuit permanente
Frédéric Beigbeder a publié son premier roman Mémoires d’un jeune homme dérangé en 1990. Depuis lors, il publie en moyenne un ouvrage, que ce soit un recueil de nouvelles, un roman, un essai ou un livre d’entretiens, tous les 2 à 3 ans. Dans ce foisonnement se distinguent certaines de ses publications qui ont eu un retentissement particulier et qui sont révélatrices de son style. Tout d’abord et bien entendu, il s’agit de 99 francs. Paru en l’an 2000, ce pamphlet contre le milieu de la publicité dépeint un monde ressemblant à une boîte de nuit permanente, et dont la construction comporte bon nombre de métaphores et de formules efficaces et stylistiquement heureuses.
Ensuite vint Windows on the World, roman publié en 2003 et qui reçut la même année le Prix interallié. Cet ouvrage a pour objet de narrer de manière fictionnelle les derniers instants des occupants des deux tours du World Trade Center, tout en mettant en parallèle l’intériorité de Beigbeder qui, pour se mettre en condition d’écriture, se rendait quotidiennement au restaurant le Ciel de Paris, situé à la tour Montparnasse. La vue saisissante de la capitale parisienne lui permet de prendre de la hauteur et d’essayer de reconstituer l’état des victimes, prisonnière d’une cage de béton de plusieurs centaines de mètres. Sauf que pour le coup , Beigbeder n’était pas importuné par la fumée des avions qui se seraient écrasés dans les étages inférieurs mais davantage par l’impossibilité de pouvoir fumer dans la tour.
Enfin, est paru en 2009 Un roman français, son livre le plus intime, bien que sur cette question il puisse y avoir un débat considérant le personnage. Ce roman, par le prétexte d’une soirée un peu trop placée sous le signe de la cocaïne et surtout de l’arrestation qui s’ensuivit, permet à Beigbeder de parler de son enfance, de son adolescence et de sa vie et ce, avec honnêteté et narcissisme. Voilà, pour les grands jalons de son œuvre. On pourrait également mentionner ses deux essais Dernier inventaire avant liquidation et Premier bilan après l’apocalypse, qui, sans se départir d’un style purement beigbederien mêlant grand guignol et passage touchant, ont pour vocation de rendre accessible au plus grand nombre de lecteurs des chefs-d’œuvres littéraires du XXème siècle.
Cette énumération, malgré son caractère quelque peu fastidieux, permet de souligner un premier élément présent dans l’ensemble de l’œuvre de Beigbeder et qui se retrouve également dans sa personnalité : son caractère touche-à-tout. Notre cher Beigbeder est un véritable couteau-suisse qui n’a pas peur des contradictions. Il livre au public des brûlots loufoques et sadiques partant dans tous les sens (99 francs, Mémoires d’un jeune homme dérangé ou encore Vacances dans le coma), mais aussi des expériences formelles lui permettant de lier la fiction au réel pour dégager des styles d’écritures audacieux et innovants (Windows on the World, Mémoires sous ecstasy), et des romans plus intimistes et encore davantage autobiographiques (si c’est possible ?), où l’auteur se dévoile et explique qui il est au regard de sa trajectoire personnelle et de la vie qu’il a menée (Un roman français, L’égoïste romantique). Un auteur protéiforme donc, dont les romans diffèrent dans leur objet mais dont le style reste sensiblement le même.
Beigbeder : un écrivain préoccupé par le style
Il faut avoir à l’esprit, comme il le fut affirmé précédemment, qu’il y a un double regard sur cet écrivain. D’un côté il y a ses fidèles, qui ne s’attachent qu’à la lecture de ses romans et louent ce dernier pour sa plume détonante qui a permis de réconcilier bon nombre de personnes avec la littérature. De l’autre côté cependant il y a les critiques, et notamment certains universitaires et intellectuels, dont une grande majorité considère que Beigbeder en tant qu’écrivain n’existe pas et que son œuvre ne mérite pas une attention sérieuse. Sur ce point, on peut notamment citer l’article publié en 2007 dans la revue Lire intitulé : Beigbeder, pitre ou écrivain qui laisse à Pierre Jourde le soin de tirer à vue sur notre people de la littérature : « A la fin de la lecture, on a envie de lui offrir des sucettes, de lui moucher le nez et de lui dire d’arrêter un peu de faire l’intéressant. (…) De même que Jarry a transformé une blague potache en chef-d’œuvre, Frédéric Beigbeder transforme en littérature de vieilles blagues de cour de récréation. C’est Toto qui écrit un roman ». Au-delà de la pauvreté de l’attaque, cette critique omet de souligner un élément important du travail d’écrivain de Beigbeder : son utilisation de formes textuelles originales au sein de ses romans.
A ce titre, on peut en premier lieu citer Vacances dans le coma , livre dans lequel on est face à une histoire qui recouvre une forme originale étant donné que l’histoire se passe dans un lieu clos, une discothèque, de sept heures du soir à sept heures du matin et qui donc poursuit l’idée de l’unité déjà mise en œuvre dans le roman Ulysse de James Joyce. Cependant, si le roman de Joyce est un monument, celui de Beigbeder est une farce bouffonne.
Cette recherche d’originalité par la forme s’observe également dans la première nouvelle du recueil de nouvelles Nouvelles sous ecstasy : “Spleen à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle”, qui n ’est qu’une suite ininterrompue de questions. Mais aussi dans 99 francs, où chaque partie est écrite à une personne différente “je, tu, il, nous, vous, ils”. On constate ainsi que Beigbeder a une réflexion assez poussée sur la construction et la structure de ses textes, et ce même si celle-ci ne se trouve en réalité qu’empruntée à d’autres auteurs. Sur ce point on peut par exemple citer les pages 36 et 37 de Windows on the World, roman dans lequel Beigbeder utilise un mécanisme d’écriture déjà visible dans American Psycho de Bret Easton Ellis, qui consiste à nommer des personnages non par leur nom mais par leur vêtements : « J’suis bullish sur les technos, dit la blonde en Ralph Lauren. Merril a upgradé les bancaires pour raisons spéculatives, dit le brun en Kenneth Cole ». Et ce type d’emprunt est aussi réalisé par notre écrivain mondain auprès d’autres auteurs tels que Hubert Selby Junior ou encore Chuck Palahniuck. Or, cela témoigne de l’admiration que Beigbeder a pour ces écrivains dont il apprécie la modernité, et qui ont réussi à inventer une nouvelle forme de roman portant sur les marques et les apparences. C’est notamment dans ce courant que l’écriture de Beigbeder s’est inscrite, particulièrement à travers son roman 99 francs.
Cette méthode d’emprunt peut laisser l’impression gênante que Beigbeder ne développerait pas un style qui lui serait propre mais une écriture patchwork, liant plusieurs styles sans se les approprier.
Cette méthode d’emprunt peut laisser l’impression gênante que Beigbeder ne développerait pas un style qui lui serait propre mais une écriture patchwork, liant plusieurs styles sans se les approprier. A noter que cette remarque n’est vraie que jusqu’à un certain point, étant donné que son livre Un roman français fait figure d’exception dans son œuvre et marque une rupture avec le style des auteurs américains qu’il affectionne et qu’il a contribué à importer de notre côté de l’Atlantique.
Beigbeder : un écrivain en osmose avec son temps
Mais la grande force de Beigbeder est de se situer en parfaite concordance avec son époque. Ainsi, comme l’affirme Arnaud Viviant, un de ses comparses du café de Flore : « Il écrit pile-poil ce qu’il faut au moment où ilfaut ». Cette ponctualité de l’auteur avec son temps est visible de deux manières.
Elle se traduit tout d’abord au niveau des thèmes qu’il aborde dans ses ouvrages. En effet, que ce soit par le sujet abordé, les lieux, ou bien par les personnages on constate dans son oeuvre une vision assez désespérée et cynique de notre époque. Et c’est face à une société qui n’a que pour postulat la jouissance à tout va que Beigbeder trouve sa place en tant qu’écrivain, car sa plume, en alternant des métaphores trash couplées de romantisme fleur-bleue, permet d’inventer une écriture et des personnages à la limite de la schizophrénie liant quête d’authenticité et superficialité assumée. A ce titre, notre écrivain colle à son époque, à notre époque, avec une certaine justesse en exposant un besoin de jouir incessant qui finit par oblitérer tout autre sentiment.
Or nous retrouvons également cette sensibilité à l’ère du temps dans sa façon de se représenter, car on ne peut évidemment pas parler du travail d’écrivain de Beigbeder sans parler du personnage public qu’il a créé. Sorte d’entité hybride entre un Jacques Séguéla et un Roger Nimier, Beigbeder représente là aussi, de par son comportement, l’ambiguïté de notre temps. Mêlant pitreries clownesques et analyses profondes, il use et abuse de sa sur-médiatisation car c’est ce que l’on attend de lui, c’est ce pourquoi il est là. Le voyeurisme de l’époque se repaît ainsi avidement de son quotidien de noceur décadent.
Sorte d’entité hybride entre un Jacques Séguéla et un Roger Nimier, Beigbeder représente là aussi, de par son comportement, l’ambiguïté de notre temps
Une difficulté chez Beigbeder : son narcissisme
Il y a chez Beigbeder un instinct littéraire qui fait écho aux styles de Tom Wolfe et de Bret Easton Ellis et qui se retranscrit dans une façon d’écrire qui lie des digressions, des listes, des poèmes, des italiques et des gros caractères. Sa grande qualité est donc la sincérité qu’il déploie dans la description de la société médiatique dont il fait partie, mais également dans sa narration de la futilité des ivresses, du sexe et de l’argent. En fait, il y a chez lui une accumulation assumée de contradictions, un mélange de dandysme et de gauchisme, de cynisme et de sentimentalisme, de chic et de vulgarité, d’ambition et d’autodérision. Aussi, si l’on lit les livres de Beigbeder, c’est surtout pour connaître ce dernier. Or, c’est là où le bât blesse, car si Beigbeder est un auteur protéiforme, il est une constante qui est néanmoins présente à travers toute son œuvre, et ce même dans ses essais : lui-même.
N’importe quel ouvrage écrit par ce dernier, n’importe quel page qu’on lit de lui porte son empreinte. En fait sa personnalité enveloppe ses livres et ce, parfois jusqu’à l’écœurement.
On pourra toujours m’objecter, à bon droit d’ailleurs, qu’un auteur parle forcément de lui et de ses expériences, et c’est vrai. Seulement, pour comprendre ce qu’il en retourne dans le cas Beigbeder, il faut comprendre pourquoi ce dernier écrit. Ainsi, juste avant la sortie de 99 francs voilà ce qu’il disait sur les raisons qui l’ont poussé à écrire : “J’ai écrit tous mes romans pour me débarrasser de quelque chose : ma famille, la nuit parisienne, ma femme… Mon projet actuel est déjà avancé : il s’agit d’un roman sur la publicité (99 francs). Lorsque ce livre va sortir en libraire, il est probable que je serai foutu à la porte (peu après la publication de ce roman, Beigbeder a en effet été foutu à la porte de l’agence de publicité Young & Rubicam pour laquelle il travaillait). Je ferai alors un roman sur la télévision, qui entraînera aussi mon licenciement… etc… Puis je descendrai la presse à scandales qui m’emploie… Je ne conçois la littérature que comme une façon de scier la branche sur laquelle je suis assis. Lorsque j’aurai été renvoyé de partout, je cesserai d’écrire. Je serai à la rue, seul, abandonné de tous. Je serai libre.”
On pourrait croire à une citation isolée, mais voici ce qu’il affirmait au sujet de son livre Windows on the world qui retrace les attentats du 11 septembre : “Ce qui était important pour moi c’était d’essayer de comprendre pourquoi j’avais envie d’écrire là-dessus et pourquoi cet évènement me touchait personnellement. Donc j’ai essayé tous les liens possibles entre l’auteur de ce livre et la tragédie. Le rôle de l’Histoire dans nos vies personnelles quotidiennes, voilà selon moi ce qu’est un roman. “
En fait, Beigbeder conçoit l’écriture comme une séance de thérapie, une catharsis. Il écrit pour se comprendre, et est obnubilé par lui-même. Or, l’écriture se prête bien à cet exercice car comme le disait Jules Renard : “écrire est une façon de parler sans être interrompu“. Néanmoins ceci a une conséquence fâcheuse : c’est que l’on a parfois du mal à entrer dans ses romans et à s’identifier à ses personnages car ils sont façonnés à son image de cosmopolite décadent.
Au final, on en finit par oublier les histoires que ce dernier raconte pour ne s’intéresser qu’à l’écrivain omniprésent qui habite chacune de ses pages. Aussi est-il difficile de savoir ce que vaut Beigbeder car, au-delà de son narcissisme assumé, il vogue en permanence entre l’honnêteté et la superficialité, ou comme disait avec justesse Eric Naulleau : “Il fait passer la désinvolture pour de la profondeur et la profondeur pour de la désinvolture“. Ainsi, si Beigbeder sait brouiller les cartes, on ne parvient finalement à tirer que peu de choses de ses romans, si ce n’est lui… Certains considéreront que c’est déjà beaucoup…
Bibliographie :
- Mémoires d’un jeune homme dérangé, La table ronde, 1990.
- Vacances dans le coma, Grasset, 1994.
- Nouvelles sous ecstasy, Gallimard, 1999.
- 99 francs, Grasset, 2000.
- Dernier inventaire avant liquidation, Gallimard, 2001.
- Windows on the World, Gallimard, 2003.
- Un roman français, Grasset, 2009.
- Premier bilan après l’apocalypse, Grasset, 2011.
- Beigbeder et ses doubles, Alain-Philippe Durand, 2008
Victor Mourer