Initialement publiées dans La Nouvelle Revue Française entre 1982 et 1987, les cinquante-troisAmorces d’Henri Thomas qu’ont rassemblées les Éditions Fata Morgana ne constituent ni un journal, ni un recueil de pensées. Ce sont bien plutôt des notes, disparates pour sûr, mais toutes portées, quel qu’en soit le sujet, par un même regard, attentif et perçant, instruit par des lectures pleines de finesse.
Les chroniques qu’Henri Thomas adressa à la NRF de Georges Lambrichs au milieu des années 1980 ne sauraient être réduites à un genre littéraire particulier. Henri Thomas, lui-même, parle d’« amorces » pour évoquer ces « compositions » échafaudées à partir des notes qu’il prenait soigneusement dans ses carnets. Écrites depuis Paris où l’écrivain réside et travaille, depuis la Bretagne et quelques-unes de ses îles où il se met à l’abri de la comédie sociale de la capitale, mais aussi par la force du souvenir depuis Londres, l’Amérique ou la Corse, ces amorces ont quelque chose de la lettre d’un ami en partance, ou de « la carte postale » comme l’écrit Gilles Ortlieb dans sa préface pleine d’affection. Et de fait, Henri Thomas se tient toujours à distance de son sujet, d’où sa lucidité, en même temps qu’il manifeste une proximité empathique, bien décidé à comprendre ce qu’il vit autant que ce que l’autre vit. C’est cette distance dans la proximité qui lui permet de s’expliquer avec lui-même, de se regarder vieillir comme a vieilli son passé, et finalement de maintenir son attention pour « le vaste monde » autant que pour l’infime présence environnante. Il reste finalement la constance d’un plaisir jamais démenti : celui de la lecture qui voisine avec les délices, et parfois les affres, de l’écriture dont Henri Thomas nous entretient avec allégresse et profondeur.
Henri Thomas se tient toujours à distance de son sujet, d’où sa lucidité, en même temps qu’il manifeste une proximité empathique
Un portrait à distance
Si ces Amorces ne constituent pas « un journal » – elles n’en ont pas le caractère systématique –, elles sont, en revanche, « une tentative de portrait d’un inconnu, écrit Henri Thomas, à partir de quelqu’un qui m’est familier ». Cette disposition singulière à l’égard de soi est au principe de ces notes dans lesquelles l’écrivain français se dédouble, s’observe sans relâche et se découvre, finalement, au détour d’un événement, presque extérieur à lui-même : « Mais soi-même, on ne se connaît qu’au passage, ni de profil ni de face, en reflet, par surprise, dans une vitre de la rue, dans un instant de langage. » En ces années 1980, Henri Thomas, né en 1912, découvre surtout le déclin dont son corps est victime ; le temps qui passe n’épargne personne : « Ce que ce monde fait de moi, ce qu’il me fait : vieillir. » Un corps que l’écrivain français compare, avec humour plus qu’apitoiement, à « un vieux chalutier avant l’aube, auquel il faut trois heures pour gagner les lieux de pêche ». La maladie l’affecte même, au ventre vraisemblablement – Thomas ne s’éternise pas sur la question –, ce qui le conduit à l’hôpital de Cochin à Paris où il sera opéré. En s’extériorisant, l’écrivain français se regarde à distance, laquelle accroît sa lucidité qui en retour le rapproche curieusement de lui-même. Cette position paradoxale, disons de la proximité dans la distance, fait songer au mot de Valéry dans La Soirée avec Monsieur Teste (1896) : « Je me suis rarement perdu de vue ; je me suis détesté, je me suis adoré ; puis, nous avons vieilli ensemble. »
L’expérience de la vieillesse préside aussi à un retour sur le passé qui, quoiqu’en dise Thomas, ne relève pas du bégaiement passéiste : « Je ressasse du passé. Je repasse du ressassé. » L’âge aidant peut-être, l’écrivain français « sympathise avec ce qui s’en va, avec ce qui entre dans le silence ». Il investit ses souvenirs, d’où l’impression persistante d’assister à un lent retrait, à un glissement hors du présent – « écrire, à ma manière, me met à part, j’abandonne le terrain » – et, corollairement, à une exploration de la mémoire dans laquelle « ces indispensables […] carnets [..] mett[ent] un peu d’ordre ». De son enfance solitaire à ses voyages londoniens ou étasuniens, en passant par ses rencontres amoureuses ou amicales, Thomas s’attache toujours à exprimer « la qualité de l’être-aimé, le regard, la parole, le silence », qu’il s’agisse de Jean Paulhan et de son étourdissante finesse d’esprit, de Jacqueline et de Laure, ces amantes mystérieuses qui parcourent ces Amorces. Tiraillé, Thomas oscille sans cesse entre le souhait de fixer le passé pour le sauver de l’oubli et le désir de rendre ce passé encore vivant, c’est-à-dire précisément infixable. Tel est, en définitive, le propre de la note, son ambivalence aussi. Que le passé soit sa matière de prédilection, sous l’effet de la décrépitude du corps, ne signifie pas pour autant qu’Henri Thomas déserte le monde présent. Son énergie farouche lui permet de « se maintenir », de soutenir son attention au dehors de lui-même et de poser son regard sur le monde comme il va.
Un regard attentif
Le grand âge n’a cependant pas émoussé le regard d’Henri Thomas : « En vieillissant, on devient quelque chose comme un soldat de la vie. Regardez les têtes dans la rue, partout. ». La distance avec laquelle l’écrivain se regarde, voilà qu’il la perd au contact du moindre visage qu’il rencontre au profit d’un sentiment spontané de proximité. Encore faut-il que s’offre une figure tout humaine et non « les foules sans corps et sans visages [qui] s’abreuvent au flot des images qui sortent de partout ». Un déjeuner dans une petite brasserie parisienne de la rue Jacob est ainsi l’occasion d’avoir « une vue sur la vie presque complète ». Henri Thomas dresse le décor, dépeint les protagonistes, spécule sur les filiations, compare les physionomies, tend l’oreille, consigne et croise les paroles. Une fois dehors, le regard ne faiblit pas, « curieux des ombres et d’une sorte de musique mentale, qui sont ce qui demeure et commande l’écriture ».
Cette attention soutenue de part en part pour les êtres et les choses s’épanouit tout particulièrement en Bretagne dont les îles de Hoëdic, de Batz ou du Ponant, par exemple, exercent sur Henri Thomas « une espèce d’ensorcellement » comme le lui dit un jour son ami Georges Perros. Thomas s’y retire certes, mais renaît également au contact de la mer, « comme si ma vie avait commencé par elle », dit-il. Son corps s’allège alors tout autant que l’écriture qui, perdant sa douce coloration mélancolique, « s’anime mieux, comme si elle était portée par tout cela ». En ces lieux, Thomas suit la pente naturellement poétique de sa prose que « la poussière de l’existence à Paris » empêchait de se déployer : la mer « s’ouvre comme une étendue spirituelle, calme (comme en ce moment), ou toute en ‘‘frissons de volet’’, comme hier, vaporeuse ou verte et bleue ». Et si la « substance du présent [est] toujours perdu[e] », le corps d’Henri Thomas connaît quelques joies sereines offertes par les éléments les plus simples à l’unisson desquels se met son écriture. « Tourné vers le soleil ou le bleu du soir », les fleurs apparaissent dès lors comme « des lampes voilées signalant la lumière terrestre » ; tandis que la venue des effluves marins succèdent aux sons des vagues. Quant aux « hirondelles fil[ant] dans lesentier creux », elles accompagnent la palpitation des branches engendrées par la brise. Aucune négligence donc de la part d’Henri Thomas, mais une attention inépuisable pour les parcelles de terres qu’il foule et pour les êtres qu’il croise, et à laquelle il doit de parvenir à harmoniser son rapport avec le monde. Il faut croire, tel que l’énonce l’écrivain dans un bel aphorisme, que « Celui qui lit attentivement n’écrira pas négligemment. » Sa formidable capacité d’attention provenait donc vraisemblablement d’une manière de lire, à la fois enjouée et méditative, qui alimente la pensée et relance l’écriture.
Le plaisir d’écrire et de lire
Le plaisir pris à lire Henri Thomas tient sans doute à la joie constante qu’il manifeste dans l’écriture, à la délectation de trouver de nouvelles idées de roman ou de personnage : « Je ne suis guidé que par le plaisir d’écrire ». Bonheur d’écrire, donc, qui couve néanmoins une inquiétude tenace, celle de voir, le temps passant, se dissiper cette joie, faute de l’énergie intérieure suffisante pour mener à bien pareille entreprise. Et l’inquiétude est d’autant plus grande que l’existence de Thomas semble bâtie tout entière sur l’écriture envers laquelle il ne cesse de dire sa confiance comme sa dette : « Je suis ce que j’écrirai, je serai ce que j’écris. » Édifiée sur l’autel des signes, la vie de Thomas, dans la multiplicité de ses expériences, demeure inséparable de l’écriture qui l’intensifie et l’accomplit sans doute, ou, pour reprendre sa formule, ouvre une « autre vie à l’intérieur de la vie » : « Écrire : ma seule expérience. Tout le reste, je l’ai seulement vécu. »Et Thomas de rajouter : « Et lire : un autre aspect de cette expérience. Les grands livres que j’ai suivis comme les plages, dans le souffle universel. »
Édifiée sur l’autel des signes, la vie de Thomas, dans la multiplicité de ses expériences, demeure inséparable de l’écriture qui l’intensifie et l’accomplit sans doute
Il est vrai que l’écrivain français se « promène rarement sans une besace de citations ». Souvent, la citation étaie et prolonge tout naturellement le propos d’une amorce, à l’instar de Baudelaire que Thomas convoque plusieurs fois à la rescousse pour critiquer, ou plus justement pour se moquer des dérives de la modernité. La majeure partie du temps, la citation forme une note à part entière et fait sens de façon autonome. La sélection se trouve, ici aussi, guidée par le plaisir. Henri Thomas le confesse : « ce qui me plaît […] je le copie avec le plaisir que j’aurais eu à l’écrire. » Le geste ne relève donc pas de l’ostentation, mais de la gratitude et de l’admiration envers « des guides sublimes » que l’écrivain relit inlassablement. Parmi ses frères d’armes, les poètes ont les faveurs de l’écrivain – Rimbaud, Baudelaire, Coleridge – qui apprécie aussi la prose de Chateaubriand, de Dostoïevski et de Proust. Les philosophes ne sont pas en reste avec Pascal, Hegel, Nietzsche ou Spinoza dans lequel Thomas trouve quelques nourritures pour « avance[r] dans l’obscur ». L’auteur de l’Éthique lui a sans doute inspiré, entre autres choses, le principe d’« une littérature du fragment (comme celle-ci) [qui] se doit d’être une littérature de la substance infinie ».
Infinie, oui, c’est-à-dire une littérature encore lisible, au-delà des circonstances où elle prit corps, et au commencement de la juste reconnaissance qu’elle n’a pas encore reçue. Décidément, l’histoire littéraire est cruelle. À l’instar de ce beau volume orné des dessins de Michel Danton qui demande à être massicoté, peut-être ces Amorces exigent-elles, elles aussi, qu’on les déplie patiemment afin d’y découvrir l’art de la note dans lequel Henri Thomas était passé maître.
Bibliographie :
Thomas,Henri, Amorces, préface de Gilles Ortlieb, dessins et vignettes de Michel Danton, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2021.