Pauline Mary Tarn, connue sous le nom de Renée Vivien, est née en 1877 à Londres. Poétesse inclassable, tout à la fois proche du Parnasse, du Préraphaëlisme mais aussi du Symbolisme, l’auteure de Flambeaux éteints eut plusieurs vies. Anglaise d’origine, française et grecque par sa poésie, thuriféraire des amours lesbiennes comme de l’androgynie, païenne ardente et catholique dévote : Renée Vivien fut un paradoxe fait chair.

Issue d’un milieu très aisé, la poétesse est le fruit d’un mariage entre un anglais fortuné et une américaine. Très vite délaissée par le premier, mort lorsqu’elle avait six ans, celui-ci laisse un héritage tel qu’elle vivra hors de tout besoin. Indépendante, elle s’émancipe très vite du puritanisme victorien caractérisant la fin du XIXème siècle en Angleterre, et fait la connaissance de Violet Shillito, figure clé de son œuvre, avec laquelle elle entretient une relation ambigüe, qualifiée de « sororale ». Boulimique de littérature, polymathe, Renée Vivien collectionne les prix d’excellence décernés par son pensionnat, et déclare : « Je voudrais apprendre le grec, le latin, l’espagnol, le provençal, la botanique, l’astronomie, l’histoire naturelle » (Journal de 1893).

Sappho et la Belle Époque

Après avoir fui Londres, Renée s’installe à Paris à sa majorité : habituée du Tout-Paris cosmopolite de la Belle Époque, celle que l’on surnomme déjà « Sappho 1900 » s’amourache d’une certaine Nathalie Barney, femme de lettres illustre et salonnière, admiratrice de la Grèce antique. Elle croise également Colette, sa future maîtresse, qui lui consacre notamment plusieurs pages dans Le Pur et l’Impur : « Il n’est pas un trait de ce jeune visage qui ne me soit présent. Tout y disait l’enfance, la malice, la propension au rire ».

Mais alors que Renée file le parfait amour avec Nathalie, cette dernière la trompe sans remords. Dévastée, Renée Vivien renoue avec son amie d’enfance, Violet, à laquelle elle voue une admiration poétique. Cependant, Violet décède brutalement en 1901. Accablée de remords, la poétesse écrit alors dans À une femme aimée : « Lorsque tu vins, à pas réfléchis, dans la brume / Le ciel mêlait aux ors le cristal et l’airain » (Études et préludes). C’est lors de cette période difficile que l’auteur rompt avec Nathalie Barney, et tente de se suicider à Londres.

Au milieu de ces turpitudes, Vivien fait la rencontre décisive de celle qu’elle appellera « Eva », à savoir la baronne Hélène de Zuylen, « merveilleux espoir vaste comme la tristesse ». Celle qui sera son double la sauvera un temps de ses névroses et de son alcoolisme chronique : « Vous êtes mon palais, mon soir et mon automne / Et ma voile de soie et mon jardin de lys » (« À la bien aimée », À l’heure des mains jointes). Très vite désabusée, Eva la quitte néanmoins, alors qu’une inconnue d’Istanbul engage avec Renée une relation épistolaire.

L’invitation au voyage

Kérimé Turkhan Pacha, femme d’un diplomate stambouliote, engage en effet une longue correspondance avec Vivien. La poétesse, qui ne semble pas se remettre de ses émois suite à ses liaisons tumultueuses, reprend peu à peu goût au voyage, thématique chérie de nombreux artistes, notamment Baudelaire dont Vivien était si proche. Après le Japon, Hawaï et surtout Mytilène, renouant en 1905 avec Nathalie Barney, Vivien décide d’explorer l’île de Lesbos, terre natale de Sappho, poétesse grecque connue pour ses Odes. Stylistiquement proche du sapphisme, Renée Vivien vénère cette dernière, allant jusqu’à la traduire. Cette attirance vive pour la Grèce païenne se ressent dans ses vers : « Reçois dans tes vergers un couple féminin / Île mélodieuse et propice aux caresses / Parmi l’asiatique odeur du lourd jasmin / Tu n’as point oublié Psappha ni ses maîtresses » (« En débarquant à Mytilène », À l’heure des mains jointes). Grecque, Vivien l’est également par son amour de la forme et par sa musique parnassienne.

Le voyage ne se limite pas chez elle à une dimension physique, puisque c’est le « dernier voyage ». Réalisation complète de la vie, Renée Vivien fait de ce thème une des pierres de voûte de sa production littéraire. Citons par exemple Waterlilies, extrait des Chansons pour mon ombre : « Des morts, où les reflets plus beaux que les couleurs / et les échos plus doux que les sons, où les fleurs / Sans parfum, sont tissés dans la trame du songe / Où l’ivresse qui sourd des pavots se prolonge ».

Vers 1907, s’approchant de sa fin, Vivien survit entre ses névroses et ses conquêtes féminines. Montrée du doigt, elle s’imagine clouée au pilori, d’où elle tirera un poème du même nom. Au milieu de ces critiques, Renée Vivien rompt avec la baronne de Zuylen, préférant passer du temps avec son mentor Charles Brun dans le Nord de la France, tout en escomptant réécrire toute son œuvre. Sappho 1900, poétesse méditerranéenne d’esprit, décide de revenir dans sa villa niçoise vers 1908.

Fin et postérité d’une damnée

Après un bref passage par la Hollande, Renée Vivien, par un attrait irrésistible pour le trépas, commet à nouveau une tentative de suicide à Londres en 1908. Malgré l’aide d’Hélène de Zuylen, son éthylisme et ses grèves de la faim contribuent à sa dégradation. Peu avant l’ultime sommeil, la poétesse se convertit dans un éclair de folie au catholicisme, elle qui ne jurait auparavant que par un paganisme mâtiné de néoplatonisme. Alors qu’elle souffre d’accidents respiratoire, Vivien décède à Paris en 1909. Elle n’a alors que 32 ans.

Malgré une réception discrète, Sappho 1900 est largement reconnue comme l’une des plus grandes poétesses de langue française. Prophétique par sa soif de liberté, elle tançait le Principe Mâle, « laid et injuste », et louait le Principe Femelle, « douloureusement beau et désirable » :

« Tout ce qui est laid, injuste, féroce et lâche, émane du Principe Mâle. Tout ce qui est douloureusement beau et désirable émane du Principe Femelle. Les deux principes sont également puissants, et se haïssent d’une haine inextinguible. L’un finira par exterminer l’autre, mais lequel des deux emportera la victoire finale ? Cette énigme est la perpétuelle angoisse des âmes. Nous espérons en silence le triomphe définitif du Principe Femelle, c’est-à-dire du Bien et du Beau, sur le Principe Mâle, c’est-à-dire sur la Force Bestiale et la Cruauté » (Une femme m’apparut).

Rappelant la célèbre phrase de Nietzsche, « L’amour dont la guerre est le moyen, dont la haine mortelle des sexes est la base ! », l’œuvre de Vivien est un plaidoyer pour une émancipation des femmes, notamment par le lesbianisme, dans la lignée de Virginia Woolf et de Vita Sackville-West.

Ainsi, la « sœur de Baudelaire », comme l’appelait Charles Maurras, partage avec lui l’iconoclasme. Parnassienne ? Elle est trop attachée à l’effusion sentimentale. Symboliste ? Ce serait l’amputer de sa profonde présence au monde. Romantique féminine ? C’est l’assigner à l’épanchement du moi, en lui ôtant une intelligence de la Forme. En résumé, Renée Vivien est la somme de ses contradictions : une femme assurément moderne, mais surtout intemporelle.