Henri Matisse, La Chambre rouge

N’importe quel lecteur et admirateur de Proust sait que la plus grande joie que procure la Recherche du temps perdu consiste en une relecture infinie et à en parler avec d’autres lecteurs. Hélène Waysbord nous fait le don de cet échange à travers son délicat ouvrage La chambre de Léonie, écrit en période de confinement – ce détail n’est pas anodin. Il s’agit bien d’une conversation, au cours de laquelle l’auteure tantôt nous offre sa vision de l’œuvre, tantôt se confie sur son existence. Ces deux angles de composition résultent du rapport singulier qu’Hélène Waysbord entretient avec la mémoire, qui l’a inévitablement menée à pénétrer avec abandon et délice dans la prose proustienne.

« Chaque être sans doute reste le corps vibrant porteur des traces  d’origine qui l’ont comblé, seules quelques-unes seront vivifiées. Proust apprend cela si on s’abandonne à lui. » (p. 119 et 120)

Hélène Waysbord et Marcel Proust : un compagnonnage intime

Au début, il y eut une perte
Celle de ses parents, déportés puis assassinés à Auschwitz à l’automne 1942 puis au printemps 1943, années maudites entre toutes. Perte des repères, perte de l’amour donné, perte du Tout par lequel l’enfant s’attache au monde et s’y reflète, sans effort. Acter cette perte, c’est accepter de ne plus recevoir l’image de son propre reflet dans le monde et par conséquent, demeurer démuni. Isolé. Dépossédé. Hanté. Tout cela, Hélène Waysbord l’a été tour à tour, simultanément, invariablement. Habitée par une histoire qui est la sienne et qui lui échappe, qui la plonge dans le désarroi de l’identité dérobée.

Puis, il y eut la vie.
L’enfance recommencée malgré tout, dénuée d’illusions et emplie de l’incertitude des années de guerre, qui finit enfin, objectivement, mais continue d’habiter une subjectivité dorénavant marquée du sceau de l’effroi. Des études en littérature, une thèse de doctorat sur la métaphore dans l’œuvre de Proust, un mariage, l’enseignement, des activités culturelles auprès du gouvernement de François Mitterand, dans les années 1980. En 2013, Hélène Waysbord publie L’Amour sans visage, chez Christian Bourgois, puis Alex ou le porte-drapeau une année plus tard. Le premier est suivi des lettres que son père écrivit depuis le camp où il était interné avant sa déportation et de leur commentaire rétrospectif par sa fille, Hélène Waysbord. Ces deux récits, surgis des profondeurs de l’enfance orpheline, sont bouleversants comme le sont les témoignages qui exposent le vertige des existences rongées par l’indicible. Elle a longtemps présidé l’Association de la maison des enfants d’Izieu, qui fut un asile temporaire pour quarante-quatre enfants juifs de toutes nationalités, finalement déportés en 1944.

En période de confinement inattendu, Hélène Waysbord prend la plume pour examiner la chambre comme kaléidoscope de la vie morcelée, comme bastide clandestine, qui protège et isole en même temps.

Mais l’auteure de La Chambre de Léonie est avant tout une grande lectrice et spécialiste de Proust. Quoi de plus symbolique que de faire l’inventaire des chambres dans la Recherche du temps perdu, quand on a soi-même été une enfant recueillie, cachée entre quatre murs, puis retenue dans les chambres par la douleur, la stupeur, la mélancolie des jours qui passent sans pouvoir éclaircir les heures troubles du passé ? En période de confinement inattendu, de passage en Normandie en mars 2020, Hélène Waysbord prend la plume pour examiner la chambre comme kaléidoscope de la vie morcelée, comme bastide clandestine, qui protège et isole en même temps. Mais la chambre a surtout été, de tout temps, le lieu par excellence de la lecture solitaire, cette activité qui nous prête des vêtements imaginaires « pour jouer en costumes ces rôles où l’on s’apprend soi-même » (p. 17). Pour Hélène Waysbord, le livre reste ce professeur muet, qui nous offre une possibilité de « proximité immédiate » (p. 117) avec un écrivain aujourd’hui disparu, mais si familier grâce à l’œuvre apte à témoigner de sa présence bien plus intimement – et même, charnellement – que n’importe quelle rencontre : « Je me sentis d’emblée concernée par une lecture du monde qui ne livrait pas ses secrets » (p. 73). La lecture de l’œuvre de Marcel Proust a contribué à éclairer le chemin nébuleux des méandres de la tragédie personnelle d’Hélène Waysbord ; à nommer les minuscules pans de lumière reconquise – tels, dans l’œuvre, « le petit pan de mur jaune » et le « rayon de soleil sur le balcon »  – là où n’importe qui d’autre n’aurait rien vu, rien que des ombres, des traces qu’on soupçonne, à moitié effacées, à moitié ignorées.

Dans La Recherche du temps perdu, la chambre de Léonie est la chambre des chambres, le refuge de la tante malade, de la femme prostrée, mais aussi de la rumeur et de l’observation, dans laquelle le narrateur s’abreuve du thé magique qui lui vaudra d’être, des années plus tard, transporté pour la première fois dans le labyrinthe de la mémoire qu’il parcourt dans son œuvre. De la chambre de sa tante Léonie, le narrateur retient le lit, cette matrice et ce sanctuaire de la création dont on sait par l’entremise de Céleste Albaret que Proust lui-même y écrivit l’intégralité de son œuvre :

[…] Léonie qui, depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, n’avait plus voulu quitter, d’abord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne « descendait » plus, toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie, d’idée fixe et de dévotion.

Le resserrement du monde de Léonie à la ville, puis aux différents contenants dont le dernier est le lit permet à Proust de colorer ce lit-matrice de toute la palette morale de l’intériorité de celle qui s’y tient. En somme, Combray est la métonymie du lit de tante Léonie, et plus encore, en vient à symboliser toutes les âmes ayant été terrassées par un chagrin incommensurable. Cette petite bourgade triste, résumée par son église un peu morne, résonne de l’écho de toutes les voix fluettes qui n’ont plus la force de se révolter contre le désastre, la perte, l’oubli contre lequel il faut lutter. Mais le lit d’une petite bonne femme qui ânonne seule et dont les paroles évanescentes disparaissent à tout jamais fait place, grâce à la vocation du narrateur, au lit comme métaphore de l’intériorité et de la mémoire. Celui sur lequel s’ouvre le roman tout entier annonce tous les autres, surgis de l’imagination du petit Marcel qui se tourne et se retourne, exaspéré mais déjà à demi assoupi, en pensant au baiser trop court que sa mère a bien voulu venir lui donner quelques instants auparavant, et qu’elle a emporté avec elle en fermant la porte de la chambre. Ce lit où il éprouve sa solitude sera, dans une autre dimension, celui où l’écrivain passa, pelotonné, la plus grande partie de sa vie pour composer l’intégralité de son œuvre, enveloppé dans le nuage opaque et presque irréel de ses fumigations contre l’asthme.

Un inventaire poétique

Composé de courts chapitres permettant d’en faire un bréviaire à consulter par entrées, La Chambre de Léonie revient sur quelques chambres de la vie d’Hélène Waysbord

Composé de courts chapitres permettant d’en faire un bréviaire à consulter par entrées, La Chambre de Léonie revient sur quelques chambres de la vie d’Hélène Waysbord, de la chambre « de satin rose dragée », où l’orpheline de cinq ans fut recueillie après la « disparition » de ses parents, à la « Chambre rouge » de Matisse, qui revêt une importance capitale aux yeux de l’auteure, car cette toile lui permit d’envisager, après une phase particulièrement cruelle d’égarement « empli de menaces », « un monde où vivre » (p. 104 et 105). La description qu’elle en fait après l’avoir découverte au Musée de Lille est un enchantement : en pénétrant dans les tourments de sa mémoire, Hélène Waysbord nous donne aussi accès aux étincelles de beauté que ses yeux ne cessent de percevoir, malgré la perte qui revient, le désarroi qui demeure :

La chambre selon Matisse devenait un lieu total de contemplation, de jouissance silencieuse, sans irruption menaçante du dehors avec l’œil de la Gestapo derrière chaque porte, comme un pistolet pointé. (p. 106)

L’œuvre comme chambre où se lover, où trouver refuge contre les abîmes et la folie, mais également où commencer à écrire ce qui se dérobe quand le péril guette, apparaît évidemment en filigrane dans ces lignes. La chambre de Léonie accomplit un doux va-et-vient entre les souvenirs de la jeune orpheline observatrice que fut – et que restera toujours – Hélène Waysbord, et une réflexion sur la lecture, sur l’enchantement permis par la prose proustienne toute droite sortie non pas d’une mais de nombreuses chambres, c’est-à-dire d’un lit d’homme confiné : successivement au Grand Hôtel de Cabourg, à l’hôtel des Réservoirs à Versailles, à Paris enfin. L’auteure rappelle à quel point Marcel Proust était relégué lui aussi par sa santé fragile et ses poumons délicats à l’espace domestique et intime du lit, et aime à penser que malade ou pas, « chacun se cache » dans sa chambre, dans un espace où dissimuler sa différence, ses désirs et ses chagrins honteux, son corps éprouvé. La chambre comme lieu de confinement et refuge au monde extérieur et à sa brutalité, devient sous la plume d’Hélène Waysbord un espace sacré « au sens ancien, dans [lequel] on ne peut entrer » sans avoir sonné (p. 96).

Le charme de ce livre réside dans la confiance qu’Hélène Waysbord accorde au lecteur, dans le fait de bien vouloir lui confier ses tourments fondateurs

Le motif de la chambre fait la part belle aux dispositifs d’observation mis en place dans La Recherche du temps perdu, le roman des apparences et des mirages, mais surtout de la surveillance, voire, de l’espionnage. Aux dires de Céleste Albaret, Proust ne sortait jamais de chez lui qu’avec « un objectif précis en chasseur d’un détail ou en pèlerin de ses personnages » (p. 80). On imagine aisément Hélène Waysbord, à la poursuite d’un passé impénétrable, d’une enfance volée et inconsolée, en investigatrice infatigable, « en recherche d’un père protecteur et idole, abruptement arraché » (p. 54). On croise sans surprise dans La chambre de Léonie un spectre inversé d’Albertine sous la forme de ce père trop aimé et qui n’aime pas en retour, disparu sans crier gare. Une enfant est déplacée malgré elle d’Argenteuil en banlieue parisienne vers un village lointain, anonyme, et trouve refuge au « café en face de la gare », dans « la chambre de satin rose dragée », « où le romanesque prend son envol », et qu’elle préfère à la salle du bas avec « ses contigüités équivoques » (p. 24). Une jeune femme se marie dans les années 1950 et décrit sa relation à l’auteur de LaRecherche du temps perdu comme destinée « à durer bien au-delà de ce qu’[elle aurait] pu croire » (p. 72). Il y a quelque chose de Modiano chez Hélène Waysbord : dans la permanence de l’énigme au cœur de l’existence, mais également dans la douceur infinie qui émane de leurs récits respectifs. L’un et l’autre voguent, au gré de leurs gouffres, sur une mer instable mais protectrice. Leur vie apparaît comme une négociation perpétuelle avec le précipice et la matrice. Ils partagent avec Céleste Albaret, l’inoubliable femme de chambre de Proust, le temps propre au célèbre écrivain : celui-ci n’a plus rien de commun avec le temps des autres, celle de l’horloge parlante ou des gares. Il s’étire inconsidérément, mais surtout, dessine une nouvelle dimension : celle où l’identité et la mémoire se confondent.

Le charme de ce livre réside dans la confiance qu’Hélène Waysbord accorde au lecteur, dans le fait de bien vouloir lui confier ses tourments fondateurs, et de les lui laisser associer avec la grâce rédemptrice des récits proustiens, auxquels elle mêle sa voix, dans une fugue envoûtante et poétique.

Bibliographie :

Waysbord, Hélène, La chambre de Léonie, Préface de Jean-Yves Tadié, éditions Le Vistemboir, 2021.

Fanny Arama