Philosophe, membre de l’Institut et professeur émérite des universités, Chantal Delsol retrace dans son dernier ouvrage La Fin de la Chrétienté, paru il y a peu aux éditions du Cerf,  le déclin inexorable d’une civilisation unique, vieille de seize siècles.

Loin de se complaire dans une nostalgie morbide, l’essayiste catholique cherche les raisons de cette chute, tout en proposant un avenir à ses frères dans la foi. Celui-ci ne serait plus fondé sur la soif de domination mais exclusivement sur le témoignage discret du message évangélique. Au moment où l’Eglise perd nombre de ses disciples en Occident, notamment en raison de scandales aux retombées médiatiques importantes, cet essai salutaire s’évertue à dessiner un renouveau pour cette institution ancestrale.

Les origines d’une « agonie »

Tout d’abord, la philosophe cherche à éclaircir un trouble sémantique. En effet, si l’Eglise est éternelle pour les catholiques, nous ne pouvons en dire autant de la chrétienté. Tandis que la première représente la communauté des croyants symbolisant le Christ incarné, la seconde correspond à la civilisation inspirée, ordonnée et guidée par l’institution ecclésiale. Cette dernière, si décriée particulièrement depuis le siècle des Lumières, commence à la bataille de Fréjus en 394, et décroît progressivement durant les années 1960, époque du concile Vatican II et des luttes progressistes d’émancipation. Cependant, l’essayiste, dont la pensée est mâtinée de conservatisme, ne croit aucunement à la page blanche en histoire, si décriée par Edmund Burke. Ainsi, la chrétienté a largement innervé le monde occidental, même ses détracteurs les plus zélés, et sa mort réelle n’est pas prévue de sitôt.

De plus, l’écrivaine affirme que l’Europe s’est trouvée déchirée entre d’un côté un héritage contre-révolutionnaire, et de l’autre celui du protestantisme. Si le premier défend ardemment le féodalisme organique, et une société « gouvernée par les Évangiles » (De La Tour du Pin), le second prend parti pour l’individualisme et l’examen critique des textes religieux. Comme l’écrivait le penseur réactionnaire Joseph de Maistre : « Il est ennemi mortel de toute raison nationale : partout il lui substitue la raison individuelle » (Du protestantisme).

L’écrivaine affirme que l’Europe s’est trouvée déchirée entre d’un côté un héritage contre-révolutionnaire, et de l’autre celui du protestantisme.

Or, l’Eglise a du progressivement s’acclimater à son époque : après un violent sursaut rétrograde illustré par l’encyclique Syllabus (1864) de Pie IX, le clergé s’est peu à peu converti à un humanitarisme dénué de transcendance, dont Pacem in Terris de Jean XXIII (1963) est un exemple. Peu conciliante avec les renoncements du catholicisme contemporain, Chantal Delsol affirme qu’il n’a finalement rien sauvé, « pas même l’essentiel ». Revenons aux faits.

Dès la Révolution Française, l’Eglise Catholique se fâche avec les aspirations progressistes, en privilégiant « la vérité, la hiérarchie, l’autorité et la contrainte ». En voulant substituer le paradis terrestre au paradis céleste, les idéologies modernes se sont détournées de l’eschatologie traditionnelle : menacée dans ses principes, l’Eglise a voulu restaurer les sociétés médiévales, corporatistes et inégalitaires, entièrement tournées vers le Salut de l’âme.

A l’instar du siècle qui le précède, le XXème siècle fut une entreprise de restructuration d’un passé fantasmé pour le clergé et les penseurs antimodernes. Lorsque nous nous référons à Henri Massis, figure de proue de l’Action Française, l’Europe est en péril en raison de son attrait pour les doctrines asiatiques, notamment bouddhiques. Cependant, ce sursaut ne constitue qu’un râle funeste d’une civilisation vouée à sa fin pour la philosophe : il a mené vers les « fascismes-corporatistes » de Mussolini, Salazar et Franco.

En voulant substituer le paradis terrestre au paradis céleste, les idéologies modernes se sont détournées de l’eschatologie traditionnelle : menacée dans ses principes, l’Eglise a voulu restaurer les sociétés médiévales, corporatistes et inégalitaires, entièrement tournées vers le Salut de l’âme.

Malgré un constat de prime abord très sombre, l’essayiste cherche à rassurer ses lecteurs : la fin de la chrétienté et de l’hégémonie du christianisme dans les consciences occidentales seront supplantées par d’autres croyances, même confuses. Mais lesquelles ?

Une inversion normative et ontologique

Avant tout, Delsol constate ce qu’elle nomme une « inversion normative ». Celle-ci constitue un renversement radical des valeurs partagées par l’esprit du temps. En effet, qui pourrait affirmer sérieusement que notre rapport à la mort, au mariage ou encore aux manipulations génétiques n’a pas changé ? Lorsque nous parlons de morale, nous faisons référence aux mœurs (mores) : « La loi suit les mœurs » affirme Durkheim. Dans son sillage, la philosophe explique que tout acte signifiant révèle une croyance qui dort, un « esprit des nations » si justement défini par Montesquieu. Néanmoins, loin de constituer une nouveauté, l’inversion des valeurs n’est que le reflet de celle mise en branle par le christianisme vingt siècles auparavant.

Revenant aux dernières heures du paganisme romain, l’essayiste cherche à comprendre l’histoire de sa fin : lorsqu’en 313 Constantin entérine l’édit de Milan, il instaure la tolérance religieuse, propice au développement des mœurs chrétiennes, longtemps soumises à de rudes persécutions. Il faudra attendre Théodose pour la mise en place de la chrétienté comme entité oppressive. Brûleur de livres, saccageur de temples, le nouvel ordre moral ne s’établit pas sur du vide. Malgré une interdiction stricte de certaines pratiques auparavant tolérées, il va chercher à s’implanter sur des mentalités imprégnées de paganisme. C’est ainsi que la chrétienté emprunte la monogamie, la dévotion ou encore la condamnation de l’homosexualité au stoïcisme ou encore aux usages populaires. A l’image des réactions suscitées par la déréliction du catholicisme, la mort du paganisme ne se déroule pas sans virulence. Celse, Julien l’Apostat ou Symmaque résisteront tant bien que mal à l’invasion de la Weltanschauung chrétienne notamment à l’aide d’écrits dont le plus célèbre reste Le Discours Vrai. Après ce passage par la Rome antique, Chantal Delsol cherche à s’attarder sur les racines profondes du déclin de la chrétienté depuis le XVIIIème siècle.

Lorsqu’en 1789 les révolutionnaires proclament l’an I, la conscience européenne est en crise. L’historien Paul Hazard écrit à ce sujet : « La majorité des français pensaient comme Bossuet ; tout d’un coup les Français pensent comme Voltaire : c’est une révolution ». Or, rappelons la formule lapidaire de ce dernier : « Écrasez l’Infâme ! ». Défiée entre autres par la libre-pensée, l’avènement du scientisme, le panthéisme ou encore le déisme, la chrétienté vacille. Plus que l’institution, ce sont aussi les croyances qui en sont perturbées. Alors que les progrès techniques émancipent au fil des siècles l’homme des fatalités naturelles, que la liberté individuelle se fait toujours plus grande, le camp de la réaction semble ridicule aux yeux de la philosophe.

Ainsi, quelle espérance peut-on garder ? La société liquide postmoderne, de « l’homme qui ne croit plus » (Lyotard), semble vouée au nihilisme. Or, il n’en est rien. C’est ce que la philosophe nomme « l’inversion ontologique ».

Défiée entre autres par la libre-pensée, l’avènement du scientisme, le panthéisme ou encore le déisme, la chrétienté vacille.

En effet, lorsque le monothéisme décline, le cosmothéisme ressurgit. Celui-ci peut se définir par la croyance en un Dieu mais immanent, présent dans le monde. Tandis que le premier avait vidé le cosmos du sacré par un dualisme prononcé, le second récuse les arrières-mondes dénoncés par
Nietzsche. L’âge axial laisse donc place au retour du Grand Pan ; la subjectivité et l’intériorité propres au christianisme sont remplacées par les instincts bachiques du paganisme antique.

En outre, l’essayiste affirme que celui-ci n’est pas seul à régner sur les mœurs actuelles : la morale, l’État et l’écologie sont aussi de nouvelles formes de religions séculières. Reprenant la notion de parasitisme chez Péguy, elle explique que le monde moderne vampirise le christianisme. Il lui dérobe ses notions de bonté, de charité mais en les dévitalisant, en les vidant de toute substance religieuse. Cependant, l’autrice ne se cantonne pas à la critique de l’actualité humanitariste, recyclant des « vertus chrétiennes devenues folles » selon le bon mot de Chesterton : elle cherche plutôt à tracer un nouveau chemin pour les chrétiens de demain, une route de partage discrète parsemée de foi et d’espoir.

Vers un christianisme sans chrétienté ?

Si l’Eglise a renoncé à sa vitalité, c’est en partie à cause de la honte de son passé. Taraudée par la mauvaise conscience, elle cherche à ressembler aux vainqueurs du temps, afin de combler le déficit de sa présence symbolique dans les consciences de l’Europe de l’Ouest. En effet, qui n’a jamais vu une œuvre d’art contemporaine au sein d’une petite chapelle de village ? Et que dire de l’écologie prônée par le Pape François, teintée de cosmothéisme ?

Considérée comme paternaliste et vectrice d’illusions par nos contemporains, que peut-il subsister de l’Eglise ?

Comparant cette attitude à celle du paganisme antique en passe d’être vaincu, Chantal Delsol illustre cette tendance d’un exemple significatif : il n’est pas rare de trouver dans les colloques modernes catholiques la remise en question des dogmes religieux, notamment celui du péché originel. C’est ce que nous pourrions qualifier de « culpabilité des anciens oppresseurs après une inversion normative ». Or, il est difficile de conserver et de transmettre un héritage s’il se trouve accusé de tous les maux. Considérée comme paternaliste et vectrice d’illusions par nos contemporains, que peut-il subsister de l’Eglise ? L’essayiste va proposer tant bien que mal un remède au désarroi des croyants.

Comparant les fidèles aux soldats de Waterloo, la philosophe leur donne le rôle du chevalier de la foi invoqué par Kierkegaard, notamment dans Crainte et Tremblement. Celui-ci, non content d’une chrétienté dévoyée, se propose à une échelle individuelle de restituer l’infini au milieu du fini, la transcendance parmi l’ici-bas. « Quand on ne peut être une puissance, on peut être un exemple » disait Camus. Cependant, personne n’y perd au change, même Dieu.

Dans le sillage personnaliste défendu par Emmanuel Mounier, voire dans la lignée protestante d’un Jacques Ellul, l’essayiste se fait l’apôtre d’une Bonne Nouvelle sortie d’un carcan absolutiste : même si la religion catholique est peu aimée par l’opinion commune, elle peut apporter sa part à la société. Cette situation peu fréquente depuis de nombreux siècles peut nous faire songer aux premiers chrétiens. « Présence dans le siècle, témoins d’une vérité éternelle », affirmait Thibon. Pour conclure, même si les catholiques ont été sommés de ne pas être du monde (Evangile selon Saint Jean), ils peuvent s’apparenter à des agents secrets de Dieu, à des thuriféraires d’un cheminement intime vers la foi, pour « marcher tout doucement vers une fontaine » (Saint-Exupéry).

Croyant, agnostique ou athéiste, aucun lecteur ne saurait être déçu par cet ouvrage philosophique et historique, qui remet au goût du jour la question de la place de l’homo religiosus au sein de la cité.