Après être revenu sur son enfance de classe dans En finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis récidive dans Changer : Méthode, aux éditions du Seuil, où il tente, dans une écriture au cordeau, d’exposer son itinéraire de transfuge de classe. Publié aux éditions du Seuil, l’écrivain signe une œuvre hybride plus proche de l’essai que du roman. La démarche d’abord à prétention autobiographique se révèle rapidement une étude de cas critique axée sur l’analyse sociologique d’une trajectoire personnelle qui offre une analyse critique autant qu’une problématisation politique des rapports sociaux de classe.

Une démarche socio-littéraire

Ni ouvrage de développement personnel ni manuel à l’usage des jeunes générations, Changer : une méthode se situe clairement dans une démarche autobiographique. En cela rien de nouveau ou presque. Nombreuses sont les autobiographies ayant fait date dans l’histoire de la littérature. Néanmoins, dans le cas d’Édouard Louis, la dimension autobiographique constitue tout autant une instance de création littéraire qu’un instrument de relecture socio-politique. L’écrivain tente de ressaisir les causes matérielles qui l’ont amené à « changer ». Le roman couvre ainsi une décennie allant de l’arrivée au lycée d’Amiens, soit la fin d’En finir avec Eddy Bellegueule, jusqu’à la publication dudit roman par l’auteur.

Les multiples conversations imaginaires qui parsèment le texte suscitent, dans un premier temps, la crainte d’assister à la réitération d’une même recette, déjà entrevue auparavant, où l’auteur sert un fade et plat menu dans lequel l’entreprise politique céderait le pas à l’autopromotion de soi.

Changer : méthode obéit à une énonciation dont on peut, de prime abord, se sentir exclu. Bien que l’écrivain dise « je », il s’adresse principalement à des proches : son père, sa mère ou encore une ancienne amie (Elena) dont l’importance s’avère décisive dans la transformation future du jeune Eddy en intellectuel. Le lecteur a tout d’abord la sensation d’occuper la place d’un invité silencieux convié à un dialogue dans lequel l’auteur règle ses comptes avec des proches à qui il ne parle peu ou plus. Les multiples conversations imaginaires qui parsèment le texte suscitent, dans un premier temps, la crainte d’assister à la réitération d’une même recette, déjà entrevue auparavant, où l’auteur sert un fade et plat menu dans lequel l’entreprise politique céderait le pas à l’autopromotion de soi.

Une démarche intellectuelle personnelle et ambitieuse

Le texte se charge vite d’éloigner tout a priori. Édouard Louis se place délibérément dans une pose narrative somme tout assez classique : celle de l’intellectuel engagé issu des classes populaires. Cette dimension est pourtant moins narcissique qu’elle ne le laisse paraître. Car la mythologie dans laquelle s’installe l’écrivain lui permet de repousser les cadres du discours littéraire en lui donnant la possibilité de procéder à une véritable mise au jour des structures globales qui constituent autant qu’elles reconduisent les antagonismes sociaux. L’objectif est moins de soliloquer sur soi que de faire de l’intimité le terreau d’une réflexion politique. Chaque détail écrit ou montré par l’auteur, ajoute une pierre à l’édifice sociologique qu’il bâtit.

On peut ainsi qualifier Changer : méthode d’œuvre socio-critique. L’écrivain ne cherche pas à créer un style, encore moins à faire de son existence un exemple. Dire « je » lui permet d’ancrer son expérience, et plus particulièrement sa trajectoire sociale, dans une perspective plus globale.  Édouard Louis pousse très loin le traditionnel « pacte autobiographique ». Le texte multiplie à cet égard les torsions face à ce que l’on peut ordinairement voir dans les autobiographies classiques. Dans la partie intitulée « Entretien imaginaire devant un miroir », l’auteur se fait à la fois interviewer et interviewé. Le livre comprend également des photographies qui permettent de mesurer l’écart physique qui sépare dorénavant Eddy Bellegueule de Édouard Louis.

« Je ne savais pas encore que l’humiliation allait me contraindre à être libre. » 

Le changement de nom est d’abord la marque d’un mépris de classe. La démarche intellectuelle d’Édouard Louis s’attache à comprendre dans quelle mesure la réappropriation, voire le dépassement,  du stigmate social est possible. L’attribution d’un nom dont la connotation est associée à un fort capital culturel impose à celui qu’il désigne un nouvel ethos de classe. La dénomination apparaît très vite comme le signe annonciateur d’un transfuge de classe. Loin d’être un choix réfléchi, l’attribution d’un nouveau patronyme favorise l’éclosion d’un geste émancipateur qui intervient au terme d’une métamorphose progressive. Changer : méthode obéit donc à une démarche intellectuelle ambitieuse : celle de comprendre comment un enfant issu des classes populaires se transforme en intellectuel engagé soucieux de participer à la vie politique de la cité

L’attribution d’un nom dont la connotation est associée à un fort capital culturel impose à celui qu’il désigne un nouvel ethos de classe. La dénomination apparaît très vite comme le signe annonciateur d’un transfuge de classe.

Édouard Louis dévoile littéralement une part de son intimité qu’il soumet à l’analyse. Sa trajectoire sociale devient ainsi un outil de dé/monstration critique. Changer : méthode n’est certes pas un traité de sociologie. L’autobiographie constitue un écrin de choix qui permet de tisser le fil d’une réflexion qui, en dépassant largement le cadre de la classification romanesque, s’inscrit résolument dans le genre de l’essai. De ce fait, le récit autobiographique favorise un cadre à partir duquel l’auteur développe une grille de lecture héritée des sociologues transfuges de classe que sont Bourdieu et Didier Eribon. Ce dernier est d’ailleurs un personnage à part entière dans le roman. L’écrivain revient sur l’impact qu’a eu sa rencontre avec le sociologue. L’entreprise autobiographique du jeune écrivain rappelle de toute évidence Retour à Reims dans lequel Didier Eribon présente sa propre trajectoire de transfuge de classe.

Retour à Eddy Bellegueule 

Édouard Louis s’interroge sur les motivations présidant à son transfuge de classe. Forgé par la philosophe et sociologue Chantal Jacquet, le concept renvoie à une ascension sociale effectuée par un individu qui parvient à déjouer le destin social auquel il était initialement promis par son appartenance de classe. Revenir sur les causes qui expliquent une trajectoire, fût-elle transclasse, implique de prendre en compte les différents processus socio-politiques qu’elle entraîne. La thématique de la désidentification sociale tient évidemment une place importante dans la démarche auto-réflexive entamée par l’auteur. Cette dernière est ouvertement inscrite dans une démarche qui tente de réfléchir à la possibilité de pouvoir se construire en tant que sujet politique en dépit de la place que l’on occupe dans la société.

Changer : méthode se lit, de fait, comme une odyssée orientée autour de la quête de soi. L’écrivain s’est littéralement façonné un nouvel ethos.

Changer : méthode se lit, de fait, comme une odyssée orientée autour de la quête de soi. L’écrivain s’est littéralement façonné un nouvel ethos. Rien ou presque ne subsiste d’Eddy Bellegueule. L’auteur a tout réappris : depuis son apparence jusqu’à sa façon de tenir ses couverts à table. Accéder à la classe supérieure ne peut se faire qu’en tuant tout ce qui dans et sur le corps rappelle l’appartenance sociale d’origine.

« Il fallait trouver un type d’existence dans lequel un corps et une histoire comme les miens auraient été possibles, c’est tout. » 

Changer : méthode n’explore rien tant que la transformation voire la réassignation d’Eddy Bellegueule en Édouard Louis. Le titre du roman est significatif. L’auteur relate la « méthode » à laquelle il s’est astreint pour « changer ». L’ascension sociale d’Eddy Bellegueule passe nécessairement par l’incorporation d’un nouvel habitus de classe. L’écrivain construit une œuvre ouvertement politique. Le récit de sa trajectoire sociale met au jour la « violence de classe » à laquelle font face les individus issus des classes sociales les plus défavorisées.

« Je suis attaché à nouveau mode de vie, aux codes d’une nouvelle classe sociale et à tout ce qui était associé à cette classe : l’art, la littérature, le cinéma parce que tout ça me permettait de me venger de mon enfance, de me donner un pouvoir […] sur mon passé, sur la pauvreté, et sur l’Insulte. » 

Le texte propose une véritable réflexion autour de l’identité. L’écrivain rappelle que « devenir quelqu’un d’autre » implique de « ne plus être comme d’autres ». Néanmoins, avant cela, il convient d’en passer par l’imitation. L’auteur démontre qu’être transfuge à sa propre classe ne peut aboutir qu’à travers la performance. Imiter les autres revient à refaçonner son individualité. Loin d’être uniquement révélatrice de violence, la narration convoque également la possibilité d’entrevoir une autre existence en dépit de l’héritage social et familial.

La performance institue d’une certaine façon un original. Elle confère à l’existence une nouvelle forme, et lui offre, par conséquent, de nouveaux horizons possibles. L’auteur devient ainsi son propre rôle. D’une certaine façon, le texte d’Édouard Louis est porteur d’un message d’espoir. Car entre l’identité de « classe », que l’on vous impose, et celle que l’on peut se créer existe toujours la possibilité d’un écart : celui d’une ouverture qui n’efface pas le passé mais lui donne une configuration nouvelle.

Intellectuel et apatride de classe

La chronique d’Édouard Louis s’affranchit de tout angélisme. Ce dernier rappelle, en effet, que les règles du jeu social sont plus complexes qu’elles ne le paraissent. Être transfuge de classe n’implique pas de rompre définitivement avec son appartenance sociale d’origine. On est évidemment ici plus proche de Bourdieu que de Zola.

Toutefois, on ne peut manquer de constater ce paradoxe : l’auteur n’a cessé de vouloir fuir son milieu social et familial mais ne cesse pour autant d’y revenir dans ses œuvres. La culture participe de ce paradoxe. Car en somme, c’est bien par son usage, et surtout son apprentissage, que l’auteur est parvenu à s’extirper de la trajectoire sociale à laquelle son milieu le prédestinait. Le texte déploie un imaginaire de la culture au sens bourdieusien du texte, c’est-à-dire comme d’un capital culturel qu’on acquiert dès la naissance. L’auteur démontre ainsi comment l’acquisition de la culture passe non seulement par la mise à mort de ses habitus de classe mais également par le délitement du lien familial.

Le roman apparaît, en somme, comme l’aboutissement de la « méthode » à laquelle s’est adonné l’auteur dans le but de « changer ». Édouard Louis réaffirme la valeur socio-politique de la littérature. Si la culture peut éloigner les êtres, en instituant une forme de domination, elle reste un outil de compréhension du monde. La posture de l’auteur est donc moins celle d’un juge que celle d’un adulte qui, en revenant sur son histoire personnelle et familiale, tente de comprendre les origines de la violence de « classe » contemporaine.

Changer : méthode ne lasse pas d’étonner, voire d’agacer le lecteur qui est parfois amené à s’interroger sur les motivations de l’auteur. Néanmoins, l’impression d’avoir affaire à une entreprise narcissique où l’auteur narre à l’envie sa trajectoire sociale, et par-là sa réussite dans le monde, est vite écartée, car la violence qui se dégage du récit frappe durablement le corps et l’esprit du lecteur. Si Édouard Louis dresse un constat sans appel de la violence de classe contemporaine que n’aurait certes pas renié Pierre Bourdieu, le texte nous invite à réfléchir aux mécanismes sociaux auxquels nous obéissons sans le savoir.