Au Théâtre 13, la compagnie Coup de Poker menée par Guillaume Barbot joue avec ses souvenirs et ses projections pour nous inviter à une Nuit oppressante et cauchemardesque, librement inspirée de La nuit du chasseur de Charles Laughton. Zone Critique est allé plonger dans les ombres.

Théâtre d’ombres et de sons

Peut-être que c’est cela, le sens profond de la nuit : l’indétermination et le double.

La nuit est partout, dans toute son ambiguïté effrayante : reflets, ombres qui passent et s’effacent, jeux de doubles, morts qui reviennent. On joue avec nos perceptions : selon l’orientation de la lumière, on peut voir soudainement à travers les miroirs. Sur les murs, les ombres chinoises grandissent et rapetissent, dessinent de nouvelles significations en juxtaposant deux images. Peut-être que c’est cela, le sens profond de la nuit : l’indétermination et le double, qui rendent mouvant le sol des convictions et de la réalité, de ce qui est juste et normal et de ce qui devient abominable. Dans son coin, le violoniste Pierre-Marie Braye-Weppe accompagne en direct cette plongée en eaux troubles, en juxtaposant lui aussi des boucles de nappes hypnotiques ou angoissées. Dès le début, il se manifeste comme une présence étrange, quelque chose de brut et vivant qui remue dans l’ombre. On le devine à peine dans un éclairage toujours chiche, il fait partie de l’envoûtement global. Mais sa présence donne corps aux visions : ça racle, ça pleure, et son étrange violon sonorisé à cinq cordes vient chercher un spectre sonore très vaste, des sanglots aigus étouffés aux basses menaçantes qui font vibrer l’espace.

Ce qui reste

Le film hante le spectacle.

Du contenu de ce cauchemar, nous aurons surtout les traces laissées par le film de Laughton dans la mémoire de Guillaume Barbot et des comédiens de la compagnie. Le film hante le spectacle, littéralement, par le son d’abord : des chansons d’enfant, l’appel lancinant du prêcheur dans la nuit qui hurle « Chil-dren… », le cri désespéré de la petite – « It’s in my toy, it’s in my toy ! »… Quant aux scènes, elles font l’effet d’être plutôt des souvenirs de scènes réinventées, et mon souvenir du film étant tout aussi flou, on se perd volontiers entre l’adaptation et les fantasmes. La scène est remplie de ces images qui semblent presque en négatif, fixées sur la rétine : le nœud coulant de la pendaison, un tableau de famille, le bord de l’eau avec le ponton en bois et les poissons dorés, un faux mariage. Et les signes de l’histoire, en se démultipliant, nous parviennent grossis par la distance et le souvenir : l’argent est devenu une pluie de billets, et la poupée du crime, un amas de poupées roses où la petite fille est une autre poupée rose, quasi muette, et parfois au bord de se transformer elle aussi en tas de chiffons.

La structure reste volontairement un peu décousue, avec des retours au noir permanents, une succession de visions. « C’est un rêve », nous avertit le petit garçon dès la première scène ; un rêve dont on ne peut pas se réveiller, un cauchemar. Etonnant comme tout apparaît déréalisé, monstrueux d’un côté, et comme de l’autre, le traitement du Chasseur lui-même est démesurément réel. Le personnage apparaît presque las, insupportablement pragmatique.  Il est aussi concret et franc, finalement, que le reste est étrange, dérangeant, mouvant. Chez lui, la nuit est toute entière réfugiée dans l’âme, et c’est sans doute le plus effrayant.

Relectures

En sortant avec l’ami qui m’accompagnait nous nous sommes demandés : ça occupe tant de place dans le film, l’argent ? Nos propres souvenirs avaient été dérangés, questionnés, et c’est sans doute un des aspects les plus intéressants de cette Nuit : nous mettre en face de notre propre réception et de ses déformations, qui en disent davantage sur nous que sur l’objet de départ. Le Chasseur surtout, dans son traitement affreusement réel, pointe un aspect du rapport décomplexé à l’argent qui pourrait presque faire croire, par contraste, à une critique anticapitaliste de la Nuit du Chasseur (la formule n’est pas de moi, je la rends à mon ami). On sort momentanément du polar pour aller vers les motivations profondes du prêcheur et de son dieu argent, qui purifie tout sur son passage, et justifie toutes les exactions. Alors, grand méchant loup des contes ou opportuniste blasé ? Peut-être les deux ne sont qu’une face d’une même pièce, et que tout est question de métaphore.

Une série de miniatures qui fonctionnent de manière autonome

Mais dans ce théâtre d’impressions et de visions, le côté discontinu du rêve nous laisse parfois en dehors : on dirait presque une série de miniatures qui fonctionnent de manière autonome, peuplées de personnages lointains et vagues comme dans une brume, froids, pas très humains. Par contraste, il faut souligner un travail de corps très beau surtout sur le personnage du père mort, interprété par le circassien Johan Bichot. Entre le théâtre physique et la danse, la présence mystérieuse du défunt vient offrir un contrepoint à ce cauchemar glacé : finalement c’est dans les moments les plus flous, sans parole, que le vrai langage du spectacle trouve sa pleine beauté, en s’éloignant de la référence.

  • Nuit, texte et mise en scène de Guillaume Barbot, au Théâtre 13/Bibliothèque jusqu’au 19 décembre