Zone Critique revient sur la réédition d’un Kafka dans la collection “Rivages poche”, chez Payot, qui fait aussi le pari d’une philosophie fragmentaire pour la rentrée de 2022 avec Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin. Loin des images bureaucratiques associées à l’œuvre romanesque, on y (re)découvre une réflexion plus personnelle sur le sens théologique de l’homme et de la vie.

Ethique du fragmentaire

Dans une époque marquée par une interrogation active des schématismes – littéraires, sociaux, thématiques, méthodologiques, … – du passé, le fait de publier des grands auteurs, dans leur écriture fragmentaire, est un véritable choix éditorial. On aspire à s’inspirer des penseurs, mais dans leurs réflexions non plus uniquement philosophiques. Derrière le penseur, on voit l’homme regardant par la fenêtre, et se perdant dans ses pensées. Si la tradition philosophique est évidemment marquée par l’écriture fragmentaire (Héraclite, Montaigne, Nietzche, Barthes, et autres), quand elle n’est pas « artificiellement réunie » sous forme plus linéaire, on peut se demander ce que montrent des choix de publication, au XXIe siècle.

Dans une époque marquée par une interrogation active des schématismes – littéraires, sociaux, thématiques, méthodologiques, … – du passé, le fait de publier des grands auteurs, dans leur écriture fragmentaire, est un véritable choix éditorial.

 Ces Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, se détachent de la fameuse « logique du hérisson » (un fragment vaudrait pour lui-même et pour son tout, en même temps), mise en avant par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy à propos du romantisme allemand, puis interrogée par Jacques Derrida. Ce texte de Kafka est en effet un ensemble d’aphorismes écrits et consignés soigneusement par l’auteur. C’est le poète Max Brod, grand ami de Kafka, qui, lorsqu’il trouve les cahiers bleus de 1917-1918, dans lesquels les fiches d’aphorismes numérotés étaient consignés, décide de les publier (en dépit de la demande de Kafka de tout détruire), en les nommant « Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin ». Pour cette édition chez Payot, l’éditeur Bernard Pautrat y ajoute une seconde série, issue de fragments de début de l’année 1920, les « Aphorismes pour la série « il » », titrés « Paralipomènes » [suppléments placés à la fin d’un livre, ou en plus, par opposition à « prolégomènes »] par Max Brod, qui trouvent une certaine résonance avec ceux de 1917.

Bernard Pautrat justifie ainsi l’assemblage fait dans cette édition : « ils ont de si grandes affinités, de ton et de thèmes, qu’il n’est pas inconvenant de les conjoindre dans un livre : tous ces fragments donnent sur la même âme » (p18-19). Le lien thématique et de « tonalité », pour reprendre les mots de Bernard Pautrat, est indéniable, mais il ne faut pourtant pas ici négliger la forme. Le titre de « Paralipomènes » donné par Max Brod correspondait à l’édition originale des textes posthumes, en 1953, dans une rubrique du livre. Ici Bernard Pautrat transfère le titre de la rubrique à un texte particulier, mais il faut bien faire attention : les « Aphorismes pour la série « il » » ne sont pas des « paralipomènes » véritables aux « Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin », bien qu’ils en partagent les caractéristiques conceptuelles essentielles.

Or les « Aphorismes » forment davantage un parallèle plutôt qu’un addendum aux « Réflexions ». Dans les « Aphorismes », Kafka délaisse en effet la radicalité des « Réflexions » pour retrouver son style de romancier, et tout son art de la description. Il s’amuse ainsi à saisir des scénettes – un « théâtre » dit Bernard Pautrat – et joue de sa vie propre, « un jour, il y a des années, j’étais assis, certainement assez triste, sur la pente du mont Saint-Laurent » (p75), comme de celle des autres, observés dans la rue : « devant la vitrine de Casinelli se pressaient deux enfants… » (p79). Cette différence de forme s’allie à une modalité de désignation différente : Kafka, dans ces « Aphorismes » désigne une troisième personne, a priori neutre, « il » ou « lui », dans un travail d’écriture, le personnage devenant le témoin des expériences auxquelles l’auteur le soumet. Dans les « Réflexions », rien de tout cela, et c’est bien ce qui peut surprendre, et déstabiliser. Kafka travaille sur l’impersonnalité, un « on » qui trace le chemin de l’aphorisme (et par là, même le « je » est impersonnel).

Pensées kafkaïennes 

Bernard Pautrat fait ici le choix, peu évident, d’une préface biographique, intitulée « Kafka 1917 », année du diagnostic de tuberculose qui provoquera la mort de l’écrivain sept ans plus tard. Bernard Pautrat revient sur ces dernières années, en décrivant les principaux événements de la vie de Kafka, ainsi que ses lectures, mêlés à quelques extraits de lettres et autres déclarations de l’écrivain. On apprécie ainsi la forme souple de cette longue préface, qui montre aussi le talent d’écrivain de Bernard Pautrat : le philosophe nous propose ainsi des clefs pour comprendre Kafka et ses aspirations, à un moment intense, bien que douloureux, dans une forme qui est bien plus un hommage qu’une invitation à la lecture : « Ne faisons pas mine de le comprendre. Nous, le néant n’est pas notre élément. Tâchons déjà de le lire, avec admiration et gratitude » conclut-il (p20).

On peut cependant regretter que ce joli exercice de style n’aide en aucun cas la lecture. Les fragments de Kafka sont pointus, tirant volontiers vers l’aporie ou, à l’inverse, la déclaration universelle, et cette préface n’est pas une aide. Bernard Pautrat a la sagesse de reconnaître la difficulté de l’entreprise d’explication, mais il y renonce aussi du même coup, et laisse (mais c’est peut-être, aussi, l’intérêt de cette lecture) le lecteur, nu, face aux pensées de Kafka.

S’il y a des pensées annexes, liées à des lectures ou des interrogations plus générales, l’essentiel des fragments interrogent la place de l’homme sur terre, c’est à dire les raisons de son existence et de son être, par opposition à son existence antérieure (au paradis), et donc relativement à la question du péché originel.

  Kafka évoque ici les mystères de l’homme, en s’éloignant d’une perspective métaphysique, pour une davantage théologique (Bernard Pautrat signale que Kafka se plonge dans la Bible à cette période). S’il y a des pensées annexes, liées à des lectures ou des interrogations plus générales, l’essentiel des fragments interrogent la place de l’homme sur terre, c’est à dire les raisons de son existence et de son être, par opposition à son existence antérieure (au paradis), et donc relativement à la question du péché originel. Cela permet à Kafka d’élargir à la question du désir, désir sexuel mais aussi désir de mort, et on ne peut s’empêcher de trouver un peu de la « Charogne » de Baudelaire dans la « chienne puante » du fragment n°8/9 :

« Une chienne puante, magnifiquement prolifique, par endroits déjà pourrissante, mais qui dans mon enfance était tout pour moi, […] me coincera dans l’angle déjà visible du mur, pour y pourrir complètement sur moi et avec moi, avec jusqu’à la fin […] » (p28)

« […] Le soleil rayonnait sur cette pourriture,

Comme afin de la cuire à point,

Et de rendre au centuple à la grande Nature,

Tout ce qu’ensemble elle avait joint […] »

Charles Baudelaire, « Une Charogne » (Fleurs du mal, « Spleen et Idéal »)

On pourrait ici interpréter les fragments de Kafka comme une interrogation sur le signe, et le signe le plus performant n’est autre que le signe de Dieu, qui par là se fait signe de la tradition liée à Dieu : la question de l’origine de l’homme devient origine de l’être, la chute s’articule au refuge, et par là au jugement dernier, la parole de Dieu invite à interroger le langage, les oppositions sensible/spirituel invitent à la question de la vérité, etc. Kafka conserve une ironie piquante sur ces questions là, n’hésitant par à mêler les traditions, dans une posture volontairement provocatrice :

« Avant je ne saisissais pas pourquoi je n’obtenais pas de réponse à ma question, aujourd’hui je ne saisis pas comment je pouvais croire pouvoir questionner. Mais en fait je ne le croyais pas du tout, je questionnais, c’est tout. » (n°36, p37)

En cela, les « Aphorismes » sont plus sombres, puisque Kafka pointe une impossibilité d’être, pour l’homme, dans le monde sensible. A l’approche de la mort, et de ce « dieu de la douleur » comme il l’écrit (p11), Kafka semble chercher à dépasser la condamnation terrible de l’homme, devenu pécheur et donc mortel. Bernard Pautrat a donc bien raison d’adopter une approche biographique, car la « cellule » ou la « prison » que décrit Kafka n’est pas uniquement à comprendre dans un sens conceptuel, mais aussi, simplement, comme les dernières pensées d’un homme malade.

Références

DERRIDA Jacques, Points de suspension,Entretiens, choisis et présentés par Elisabeth Weber, Paris, Galilée, 1992

… et toute la littérature de Kafka