Eve Guerra a récemment publié Rapatriement aux éditions Grasset, roman-poème parsemé de nombreuses touches autobiographiques dans lequel elle puise dans ses souvenirs pour se raconter elle-même sous les traits d’Annabella. Dans un entretien accordé Zone Critique, elle témoigne des allers-retours que fait sa plume entre fiction et réalité, poésie et descriptions romanesques, le Congo-Brazzaville et la France, pour raconter la trajectoire d’Annabella née dans une famille atypique et parfois violente.

Zone Critique : Votre premier roman Rapatriement se construit autour de plusieurs éléments autobiographiques : la narratrice a grandi au Congo-Brazzaville et a poursuivi des études de lettres à Lyon, comme vous. Pourquoi avoir fait le choix d’ancrer ce roman au sein de votre histoire ? 

Eve Guerra : À l’origine, c’est un roman que je ne voulais pas écrire à cause de sa partie autobiographique très prononcée. Si beaucoup d’éléments sont autobiographiques, certains ont été modifiés à des fins romanesques : cette jeune fille a le même parcours familial et intellectuel que le mien, mais le caractère du personnage est beaucoup plus affirmé et libre que le mien. J’ai modifié certains éléments en partant d’un substrat autobiographique consistant.

ZC : Une des forces de votre texte est l’attention que vous prêtez à l’expression ; l’écriture prend parfois une tournure poétique. On a l’impression d’être immergé dans un flux de conscience avec la narratrice. Pourquoi avoir recours à une voix narrative entrecoupée de dialogues et d’images poétiques ?

EG : Je crois qu’en fait, ça vient de mon admiration pour les poètes. Les romanciers que je préfère en font partie. Le premier livre que j’ai lu – et fini – c’était Les Fleurs du Mal qui a marqué la poésie comme une empreinte durable sur ma façon de lire et de percevoir le monde. Je ne peux pas lire un livre qui consiste seulement en l’aventure d’un personnage : j’ai besoin aussi d’une aventure du langage. Les écrivains que j’aime sont des écrivains capables de faire des pauses pour entrer dans la description : ce sont les passages que je trouve les plus beaux. Peut-être que, dans cette admiration-là, je me suis efforcée de suivre leurs traces.

ZC : Paradoxalement, ce roman est aussi une enquête : le lecteur tente d’éclaircir les causes de la mort du père d’Anabella. Pour quelles raisons faire de l’enquête le cœur de l’intrigue ?

EG : Ce que je ne voulais pas, pour mon roman, c’est qu’il soit purement contemplatif. Un roman, ce n’est pas un long poème : je crois que quand on décide d’en écrire un, il faut quand même donner un ressort romanesque, il faut que le personnage ait un but, que les antagonistes créent des empêchements – parfois, l’antagoniste se trouve dans le personnage lui-même comme Annabella. En fait, j’avais commencé en écrivant des impressions et je me suis rendu compte que je les ai très rarement gardées. Dès l’instant où j’ai fait un plan, le livre s’est écrit tout seul parce que mon personnage avait un objectif. Dès lors les scènes me venaient instinctivement. Ainsi l’enquête est nécessaire : il faut, pour que le lecteur continue à lire le livre, qu’il ait un but, qu’on se demande s’il va être atteint ou non à la fin. Autrement, c’est juste une histoire extrêmement triste, qu’on abandonne au bout de trente pages. Et ce n’est pas ce que je voulais, finalement.

ZC : Le roman oscille entre plusieurs temporalités, plusieurs espaces géographiques – on est parfois à Lyon, au Congo-Brazzaville ou à Douala – et c’est un roman qui pose aussi frontalement la question de la mémoire et de l’identité. Prenons un exemple qui illustre du même coup la force poétique. Lorsque le vice-consul apporte des informations sur la mort du père, Annabella interloquée dit : “Je ne parviens pas à me représenter ni les lieux, ni les paysages de ce monde pourtant si bien connus. Les chantiers retirés dans la brousse loin des villes, où je suis née, où j’ai couru, comme si la mort de mon père me rendait étrangère ; mais à quoi ? Les lieux de mon enfance ? Ou simplement les circonstances, l’absurdité d’un paysage où ne figurait même plus la couleur des feuilles sur les arbres.” Alors, l’écriture permet-elle justement de creuser cette mémoire ? Et si oui, de quelle manière ? 

EG : Je me suis rendu compte que j’écrivais pour comprendre. Parfois, face à une situation très absurde et très dure, je suis obligée d’écrire pour comprendre – un échange, mes émotions à ce moment-là… Je pense qu’écrire permet d’éclaircir et de rendre le monde intelligible. Sinon, comme le personnage, jusqu’à l’âge de six-sept ans, je ne connaissais pas les relations sociales, je n’allais pas à l’école : pour moi, c’est extrêmement compliqué de comprendre le second degré, l’ambiguïté de certaines situations. Je me mets donc à écrire pour réinterpréter le monde. 

ZC : Par rapport à la question de la mémoire, si écrire permet au présent de réinterpréter une situation, est-ce qu’écrire peut aussi faire ressurgir un souvenir, par exemple ? Je me suis simplement demandé si, en écrivant, des souvenirs pouvaient affleurer à la surface, puisque tout est extrêmement sensoriel dans ce livre ? 

EG : Tout à fait : je voulais écrire pour me souvenir du jardin de ma grand-mère, et en écrivant je retrouve la place exacte des meubles, des arbres, parce que justement, dès l’instant où je me reconnecte avec ces paysages, c’est comme si j’étais de plain-pied dans la scène. Comme si elle se représentait, elle se recomposait à mes yeux ; et je pense qu’il n’y a que l’écriture et la musique qui me procurent cette sensation. Proust parle de “joie extratemporelle” : quand on écrit, on est capable d’être dans le présent, de retrouver le passé et de retrouver même un passé inconnu à sa mémoire. Je crois que si les écrivains sont si attachés à l’écriture, même si elle ne fait pas gagner d’argent, c’est parce qu’elle permet justement de faire revivre le passé.

ZC : Ce qui nous mène à la question suivante : Rapatriement est aussi un roman sur la vocation littéraire puisqu’Annabella découvre très jeune son intérêt pour l’écriture, qui lui révèle une autre facette de son identité, puisqu’elle dit : “J’étais une petite fille en apparence agréable et souriante, qui pouvait écrire des horreurs, comme “ce qui manque le plus à ma vie c’est d’avoir des parents morts.” Dans mon carnet, je prévoyais tout ce que je ferai de ma vie future : je serai écrivain, je serai libre. Je ne devrai rien à personne.” On pense à la distinction que Proust opère entre le moi social, le moi mondain et le moi profond : on retrouve cette scission avec Annabella qui se découvre une nouvelle facette en écrivant. Vous êtes d’accord ? Une autre question liée à celle-ci porte sur l’écriture et la liberté, qui revient fréquemment dans le livre : c’est un roman sur la vocation littéraire mais aussi sur l’émancipation. Comment se réapproprie-t-on son destin, même très jeune ? Comment faites-vous naviguer ces différents termes ?

EG : Annabella a très vite admiré les écrivains parce qu’ils étaient capables de faire preuve d’une grande liberté, qui revient pour elle à s’affranchir de l’autorité. J’en reviens toujours à Proust, mais il a écrit à la perte de sa mère alors qu’il disparaît pendant deux ans du Paris mondain pour séjourner dans une maison de santé. À son retour, le directeur du Figaro lui demande d’écrire un article au sujet d’un de ses amis qui aurait tué sa mère au couteau. Dans son texte Sentiment filial d’un parricide, Proust en arrive à l’argument que pour devenir un génie créateur il faut tuer le père, symboliquement. C’est-à-dire qu’il faut considérer qu’on n’a pas d’autorité supérieure, et qu’on ne peut faire honte à qui que ce soit.

Au sujet de la liberté, Annabella fait preuve d’une très grande cruauté dans son récit parce qu’elle sait que personne ne peut empiéter sur cet espace de création. Elle est libre, dans cet espace-là. Elle dispose à la fois d’un moi social où elle peut être une jeune fille très agréable et d’un espace de création dans lequel elle explore différentes dimensions de l’être – cruelle, jalouse, obsessionnelle… Je pense qu’écrire nous permet d’éprouver les différentes facettes de notre être : ce qu’on ne se permettrait pas de faire socialement, l’espace de l’écriture l’autorise.

ZC : L’autre versant de l’écriture, c’est la lecture : Annabella s’émancipe aussi, évidemment, grâce à la découverte de la lecture et de la poésie – notamment celle des Fleurs du Mal, comme vous. En arrivant en France, elle assume son désir d’être poétesse. Selon vous, quel rapport pourrait-on faire entre la poésie et la fiction ? Bien loin de s’en affranchir, la poésie permettrait-elle de plonger plus profondément dans le réel ? À noter qu’Annabella dit que “la poésie permet de documenter la condition humaine”.

Un grand romancier est d’abord un poète.

EG : Je suis absolument d’accord avec cette citation. J’aime reprendre une phrase très belle d’un poète sud-américain : “La poésie est un état de langage.” La poésie est un état différent du langage, beaucoup plus intense et vif. La poésie, par l’association de choses absolument improbables, rend compte d’une vérité du monde. Un exemple très simple : dans les dernières pages de La Recherche du temps perdu, le narrateur attend dans une bibliothèque. Il touche une serviette, qu’il pose sur sa joue pour s’essuyer ; c’est à ce moment-là qu’il revoit la plage de Balbec, à travers l’association de cette plage à la queue d’un paon. C’est une association à la fois impossible et très belle : d’un seul coup, on perçoit toute la multiplicité de couleurs, la puissance du bleu et du vert… Je crois que les poètes ont accès à un monde beaucoup plus fort, et qu’un grand romancier est d’abord un poète. Tous les grands romanciers que j’admire sont des poètes – António Lobo Antunes, Pierre Michon, Don DeLillo… Ils sont capables de faire des passages très condensés tant au niveau de la scène que de l’image et de l’évocation, tout en tenant la distance de la fiction. Je ne distingue pas les poètes des romanciers ; ce que je distingue, c’est simplement ceux qui s’intéressent à l’aventure du langage et de la fiction. On peut très bien ne pas vouloir faire de beaux passages descriptifs et néanmoins faire un beau récit, qui tienne ; seulement ça ne m’intéresserait pas, personnellement, de le lire. 

ZC : Rapatriement pose aussi la question des origines, de l’appartenance. Les parents d’Annabella apparaissent comme figures brisées mais tutélaires. C’est un roman dans lequel la tendresse côtoie la violence, où la douceur est souvent teintée d’amertume. Quel regard portez-vous sur la famille ? Souhaitiez-vous montrer l’ambivalence, la complexité des relations familiales ?

EG : Ce que je voulais montrer, c’est qu’on pouvait aimer quelqu’un de très complexe, tout en l’étant soi-même. Le père d’Annabella semble extrêmement ambivalent à tous les lecteurs, alors qu’il y a un très grand amour entre le père et la fille. Peut-on avoir de l’amour pour un père violent, un salopard ? Je pense que oui : on peut aimer un père qui a une personnalité dangereuse, parce que dès l’instant où l’on admire quelqu’un on lui pardonne tout. Et le problème d’Annabella est qu’elle admire son père comme elle le déteste. Son rapport à son père va cacher son rapport à elle-même : elle est comme lui, dans une certaine mesure. Elle a la même personnalité, extrêmement autoritaire, qui ne laisse pas d’espace aux autres, etc. 

ZC : Écrire un roman sur la famille, était-ce une manière pour vous de conjurer une forme d’histoire familiale, ou peut-être de lui rendre hommage aussi ?

EG : C’était avant tout pour comprendre : d’où je venais, quelle avait été mon éducation et pourquoi je ne ressemblais à aucune personne que je connaissais. Pourquoi les gens font de grands yeux quand ils apprennent ma scolarisation à partir de sept ans, pourquoi les incompréhensions quand j’expliquais que mes copies partaient par avion, ou quand j’évoquais que ma mère avait 16 ans quand elle s’est mariée avec mon père qui en avait alors 39… J’avais besoin de comprendre, moi-même, quelle était ma famille du côté paternel et maternel ; je ne voulais ni conjurer ni expliquer, je ne trouve aucune excuse aux personnages. Je voulais montrer un certain état du monde : il y a des endroits dans le monde, où des jeunes filles de 16 ans se marient avec des hommes plus âgés, parce qu’elles sont pauvres et qu’ils ont de l’argent. C’est une forme de domination symbolique, financière et inconnue quand on est en Europe. Je voulais aussi montrer cet environnement-là.

ZC : C’est vrai, mais vous le faites de façon assez fine : le roman n’aborde pas frontalement – heureusement car ce n’est pas son intérêt premier – la question coloniale. Mais ces enjeux vous parlent-ils, au milieu du Congo-Brazzaville et de son histoire qui vous a heurtée de plein fouet ?

EG : Je n’avait pas compris que le père agissait comme un colon, parce que j’ai toujours grandi avec cette figure paternelle. C’est seulement en faisant lire le livre, notamment une scène de dispute très violente entre le père et la mère, les mots qu’ils s’échangent, que je me suis posé cette question. Mes amis avaient alors réagi en disant : “c’est horrible, le père parle comme un colon à une femme qui l’aime, la mère de sa fille !” Je ne m’étais jamais interrogée sur cet aspect puisque j’ai toujours entendu ces mots. On arrive à réinterroger la réalité dès l’instant où l’on comprend ce qu’il s’est passé : et quand on est de plain-pied dans l’histoire, on ne comprend pas ce qu’il se passe. Je crois que le père lui-même ne se vit pas comme un colon : il se vit comme un homme amoureux, du XXe siècle, qui a grandi avec le sentiment de sa supériorité – en tant qu’Occidental, que Blanc. 

ZC : Alors que le père fait pourtant partie des “dominés” : au regard des fils d’ambassadeurs dans votre lycée à Douala, vous faites partie de la classe moyenne.

EG : Tout à fait, même quand il est en France : il vient d’une famille d’immigrés italiens sans beaucoup de moyens. Ils habitent à Royan mais pas sur le bord de mer, plutôt dans les terres. Sa famille est très pauvre, il part comme mécanicien et quand il arrive en Afrique il n’a pas un statut d’expatrié mais d’ouvrier. Donc il est issu de classe moyenne voire basse, mais a un sentiment de supériorité. C’est peut-être parce qu’il a grandi avec cette idée qu’en tant qu’Européen, il est supérieur à un Africain. En fait, ce n’était pas forcément le sujet de mon livre : ce que je voulais montrer, c’est que, parfois, le métissage peut être une violence.

ZC : Vous en parlez notamment dans la scène de l’école, où l’un des professeurs est particulièrement sévère avec les métisses.

EG : Une certaine idée sur les métisses se répandait qu’elles allaient devenir des prostituées comme leurs mères – qui avaient rencontré leurs pères dans des bars. À quoi bon les éduquer pour qu’elles finissent prostituées, amantes d’hommes d’affaires si elles sont jolies… On dévalorise la figure de la métisse.

ZC : Rapatriement peut aussi se concevoir comme le roman de la résurrection, où la vérité triomphe, certes douloureusement sur le mensonge. Toutes les formes de mensonges éclatent, s’effacent au profit d’une grâce qui en émerge. Je songe particulièrement à cette scène de messe – bien que la religion soit très peu présente – à la fin du texte : ces dernières pages sont sublimes, douloureuses et d’où, même si tout doit encore advenir, l’on tire une forme d’aboutissement qui passe par la résurrection du personnage. Souhaitiez-vous placer ce texte sous le signe de la grâce ?

J’ai réécrit la fin pour trouver un apaisement.

EG : Personnellement, je suis très croyante et je ne pouvais pas laisser le lecteur dans un état d’angoisse. Je voulais retrouver un apaisement, par l’écriture et par la lecture : j’ai beaucoup travaillé à y mener le personnage, alors que moi je ne l’avais pas à ce moment-là. J’ai réécrit la fin pour trouver cet apaisement ; la prosopopée finale, où Annabella entend des cliquetis, s’avance et voit le visage de son père, est faite pour renouer, accepter qu’il va partir et lui dire au revoir. Cet apaisement pour moi, était nécessaire pour le lecteur comme pour le personnage : elle souffre beaucoup trop, elle est en train d’errer, elle fait sans cesse des allers-retours… On a l’impression qu’elle va se tuer au bout d’un moment.

La question que pose ce livre est aussi la suivante : est-ce que la littérature peut nous aider à surmonter la douleur ? À un moment donné, alors qu’elle en a lus énormément, elle jette ses livres. C’est un passage absolument violent, mais qui m’est arrivé : j’ai jeté des livres de colère, parce que je leur reprochais de ne pas m’aider à comprendre le monde. Les livres ne peuvent pas vous sauver. La seule manière que la littérature aura de vous sauver, c’est de vous faire intégrer le collectif. Parce que la littérature est un art du collectif, de l’échange. On lit des livres pour en parler. Le texte n’existe que dans la mesure où il est actualisé par un lecteur. Une relation de partage et de transmission est au cœur de la littérature : c’est par ce lien que vous serez sauvé. Elle croit au contraire qu’elle sera toute seule dans son coin à lire des livres et que la beauté des vers la répareront – chose impossible, qui n’existe pas. Ce qui répare, c’est la relation aux autres. Elle croit qu’elle va devenir écrivain, mais elle en est incapable tant qu’elle est enfermée en elle-même. Ses choix de livres avec son père se situent dans une performance de ce qu’être écrivain représente. 

ZC : En somme, la littérature ne peut pas nous sauver mais elle peut nous aider. C’est un premier pas, qui ne suffit pas, sinon ce serait assez cathartique.Une dernière question plus ouverte pour conclure : quels sont vos modèles littéraires ? L’importance indéniable que vous portez aux lettres classiques n’est pas un choix évident : pourquoi avoir fait tant de place à la littérature antique – Sénèque, Saint-Augustin, L’Iliade merveilleusement cité comme “le poème absolu” ? Ainsi, pourquoi d’abord avez-vous préféré les lettres antiques aux lettres modernes ? Ensuite, parmi les écrivains contemporains, lesquels seraient vos modèles ?

EG : Annabella a la même envie que moi d’étudier la littérature classique pour avoir accès à un plus grand panel de la littérature ; elle veut partir à la source de la littérature, pour pouvoir s’ouvrir. Je pense qu’on ne peut pas prétendre connaître la littérature si l’on n’a pas lu Homère, si l’on n’a pas lu Virgile. Récemment, j’ai travaille avec des élèves sur le deuil et dans ce cadre j’avais trouvé un extrait de Don DeLillo où le personnage ressemble à Ulysse. Ni Annabella ni moi ne pouvions étudier la littérature sans avoir lu des auteurs antiques ; toute personne qui voudrait être écrivain et qui voudrait connaître la littérature doit d’abord commencer par étudier le grec et le latin.

ZC : Et parmi vos contemporains ?

EG : António Lobo Antunes : quand je l’ai lu en 2018 j’ai pris une claque. Comment peut-on avoir autant d’énergie ? C’est justement de lui que vient cet enchaînement entre le dialogue et le récit, en flux tendu. Quand on parle, on est traversé d’émotions, d’affects ; on n’a pas un discours qui s’enchaîne et qui se répond. La description doit s’entremêler au discours : c’est chez lui que j’ai vu ça, il a raison. Je dirais aussi Pierre Michon, un écrivain que j’admire par-dessus tout et que j’ai lu à l’université. Il travaille la langue avec précision : il fait toujours des textes très courts et très travaillés. Dans son dernier ouvrage, il parle de “beauté de séquins” ; en fait en parlant de la beauté des bijoux de la buraliste, il la saisit par un détail. Pour moi c’est ce qui fait les grands écrivains : ils sont capables de rendre compte de quelque chose par le détail. Moins contemporain, la philosophe Simone Weil est un écrivain que je lis et relis sans cesse. Parmi les écrivains de ma génération, j’ai beaucoup admiré la poétesse admirable Mylène Tournier, l’écrivaine métisse congolaise, roumaine et française Annie Lulu qui fait ses études aux États-Unis maintenant. Peine de Faune est un livre remarquable dans lequel elle montre que la violence que l’on fait subir à l’environnement est la même que celle que l’on fait subir aux femmes. Cette vision d’hyperdomination de l’environnement est la même que l’hyperdomination envers les femmes. Je trouve très brillant d’avoir associé ces deux conceptions. 

ZC : On dirait un titre de recueil de poèmes !

EG : C’est très bien écrit. Et il y a aussi Amanda Davy. J’ai été éblouie par le dernier ouvrage que j’ai lu d’elle, en une journée et demi : à la fois très dense, très poétique et en même temps très rapide. J’ai lu le livre sans me rendre compte que les 250 pages avaient défilé ! Pourtant ce n’est pas un livre facile dans son sujet : elle prend l’île Maurice comme personnage principal et elle montre comment cette île à l’idéal cosmopolite s’est ghettoïsée. Entre autres la scène où ZigZig, l’un des personnages, vient de se faire taper et sort de l’eau : elle le décrit, comme on le verrait au cinéma.

  • Eve Guerra, Rapatriement, Editions Grasset, 2024. Propos recueillis par Pierre Poligone.