Nous avions laissé Guillermo del Toro dans une situation paradoxale, son film le plus acclamé, La Forme de l’eau, célébré aux Oscars, se trouvant être aussi son œuvre la plus poussive, hybridation d’une thématique fétiche, la relation humain/monstre, et d’une esthétique inspirée en ligne droite du cinéma de Jean-Pierre Jeunet. Qu’attendre de ce nouveau long-métrage, Nightmare Alley – seconde adaptation du roman Le Charlatan de William Lindsay Gresham, après celle d’Edmond Goulding en 1947 – qui laisse de côté le fantastique pour faire la part belle au film noir ?

Tout commence par une flamme. Stanton Carlisle met le feu à sa misérable bâtisse pour s’élancer vers une nouvelle existence. Par cette somptueuse pyromancie, del Toro, comme son personnage, fait abstraction de son passé et émet le désir de renouveler une œuvre arrivée à un tournant. C’est une belle réponse à cet Oscar que de ne pas reproduire éternellement la recette de ses succès, et, comme tout cinéaste qui souhaite changer son/le cinéma, de revenir aux fondamentaux. C’était déjà le cas de Nicolas Winding Refn dont les derniers films mutiques à l’imagerie bicolore en appellent aux origines du 7e art, ou encore de Lars Von Trier, qui alla jusqu’à convoquer le berceau de notre civilisation, Antichrist présentant un curieux jardin d’Eden.

Retour au bercail

Dans Nightmare Alley, ce retour aux origines se traduit par la toute première inspiration évidente du réalisateur, à savoir Freaks de Tod Browning. Stanton échoue dans une fête foraine des années 40, où les monstres fantasmagoriques de del Toro se transforment en humains, exposés au public comme des bêtes de foires. Dans ce milieu ô combien cruel, Stanton va découvrir l’art de la manipulation, métaphore évidente de l’art cinématographique, évoquant ainsi la célèbre phrase de Brian De Palma détournant Jean-Luc Godard : « Le cinéma c’est un mensonge 24 fois par seconde ».

Question essentielle du cinéma : qui sont les véritables monstres ?

Par le prisme du regard de Stanton, le cinéaste dévoile au public l’envers du décor, la supercherie, les coulisses des numéros qui deviennent l’analogie du plateau de cinéma. Pourtant, contrairement au film de Browning, le grand barnum de del Toro fait abstraction des corps difformes. Pas d’homme tronc ou de siamois, des humains aussi simples que les spectateurs émerveillés par leurs numéros. C’est la souffrance infligée à ces fausses chimères (une femme électrifiée, un homme réduit en esclavage) qui ramène à la question essentielle du cinéma de son metteur en scène : qui sont les véritables monstres ? Et comme toujours dans ses œuvres, la réponse est évidente, l’Homme est à la racine du mal. L’intelligence de l’écriture de del Toro, lorsqu’il aborde cette thématique, lui permet de faire cohabiter les besoins narratifs du film avec son sous-texte. Le plus brillant exemple s’incarne dans le dialogue pivot entre Stanton et Clem, ce dernier lui expliquant comment il en vient à exploiter la faiblesse et l’addiction de misérables pour les transformer en « idiots », qu’il pourra ensuite user jusqu’à la mort dans le seul but de divertir son audience. Cette séquence, mise en place évidente d’un retournement scénaristique, fait mouche, car elle synthétise l’imaginaire que le réalisateur souhaite apposer sur la première partie de son film : l’horreur déguisée, la mise en scène d’un show aussi manipulateur que le cinéma.

La magie comme fondation du monde

Maintenant que tous les pions ont été sciemment disposés, il ne reste plus qu’à tout renouveler, la fiction en elle-même comme l’œuvre du cinéaste mexicain. Dans cette scission aussi inattendue que bienvenue (l’intérêt que l’on pouvait porter à ce cirque commençait tout juste à s’épuiser), le métrage opère sa mue, transférant Stanton, désormais accompagné de Molly, de l’ambiance boueuse de la fête foraine jusqu’au clinquant bétonné de la grande ville. Stanton, qui a désormais tout appris de la prestidigitation, divertit des foules bourgeoises dans un club luxueux. C’est en faisant la rencontre du docteur Ritter, impitoyable psychanalyste, qu’il va mettre au point un stratagème frauduleux, faisant croire à des notables de la ville qu’ils peuvent s’entretenir avec leurs morts lors d’onéreuses séances privées.

L’ambiance parfaitement ciselée de Nightmare Alley ne vient jamais écraser la fiction

C’est après être retourné dans les fondements de son cinéma que del Toro peut délaisser son goût pour le fantastique et s’adonner au film noir. L’ambiance parfaitement ciselée de Nightmare Alley ne vient jamais écraser la fiction, sa pureté l’empêche de devenir un hommage étouffant. Ce regard sur un genre démodé séduit car le réalisateur n’enferme pas sa fiction dans une série B comme un grand nombre de ses modèles (la première adaptation de 1947 du roman Le Charlatan en tête), mais, tend au contraire, par son imagerie teinte d’une colorimétrie or, à élever le rang de son inspiration, à faire d’un film noir une œuvre capable d’exploser par endroits le pénible carcan de la narration. Tout y est grandiloquent, aussi bien la photographie que les décors, en passant par cette banale histoire – certes prenante – d’arnaqueur, déposée dans une esthétique ostensible et généreuse.

Dans un plan de souvenir très significatif, les flammes embrasées de l’introduction sont renversées et opèrent définitivement le retour aux origines. Ce n’est jamais un retour à l’identique, mais la construction d’un cinéma qui a subi une variation. Les personnages, désormais tous humains, sont paradoxalement tous des monstres : docteur manipulatrice, magicien avide d’argent, millionnaire pervers et criminel. Cependant, au milieu de cette magie de pacotille, survient une scène d’apparence anecdotique, mais pourtant fondatrice. Trois protagonistes de la fête foraine viennent rendre visite à nos héros, et parmi eux se trouve Zeena, veuve du mentor de Stanton. Au détour d’une discussion, elle propose à ce dernier un tirage de tarot. Bien éloignée de l’imaginaire habituel déployé autour du tarot (où la mort survient toujours avec une signification des plus explicites), la révélation du tirage anticipe la fin du film. Manipulation des arts ésotériques, où une simple carte porte en elle la force mystique de toute une destinée. Le film s’en voit retourné par cette carte de tarot, réaffirmation cruelle des forces obscures de notre monde, de l’intangibilité de notre existence et surtout de cette unique vérité ésotérique. Parmi ces 24 images de mensonge, s’en trouve peut-être une, porteuse de vérité, qui emporte tout le reste sur son passage, tapie dans les mensonges qui nous gouverne.

  • Nightmare Alley, un film de Guillermo del Toro, avec  Bradley Cooper, Cate Blanchett, Toni Collette, en salles le 19 janvier 2022