Deuxième long-métrage du cinéaste norvégien Eskil Vogt, The Innocents s’est distingué dans la section Un Certain Regard du Festival de Cannes 2021. Essentiellement connu pour son travail de scénariste sur les films de Joachim Trier (de Reprise à Julie en 12 chapitres), Eskil Vogt se démarque cette fois comme réalisateur avec ce drame horrifique, tant attendu par les cinéphiles assidus du fantastique.

L’été norvégien est éclatant. Au soleil, des enfants courent derrière une balle, lorsque d’autres tentent de tuer le temps en s’essayant à la télékinésie. Quatre d’entre eux se découvrent des capacités surnaturelles ; à chacun de décider quel sera leur dessein. Loin du regard des parents, qui n’ont aucune emprise sur leurs pérégrinations extérieures, ils se découvrent une connexion particulière, mentale et physique. Ils jaugent et testent les frontières de leur compassion dans des jeux cruels, aux conséquences dramatiques.

Là où se niche le mal

Des taches de rousseur, un nez en trompette, et de longs cils blonds, derrière lesquels des yeux azur rêvent d’ailleurs. Le soleil, fil conducteur du film, éclaire ce visage de poupon. Mais peut-être faut-il se méfier de l’angélisme des enfants… The Innocents nous offre la démonstration que le mal, parfois non content de se forger dans le temps, est parfois inhérent à l’Homme. Surtout, l’enfance n’en est pas exempte. Alors qu’on remarque le regard d’Ida se poser sur les tessons de verre, on comprend. Elle va s’en servir, tester les limites qu’elle ne devra plus franchir. C’est la délicatesse avec laquelle elle les dépose dans les chaussures de sa grande sœur, autiste muette, qui nous glace. Attentivement, presque affectueusement, elle suit son geste, méthodique, et elle regarde l’autre enfant crier à l’aide, dans le silence de son regard vague. Ce geste fait instinctivement penser à celui d’Isabelle Huppert dans La Pianiste (Michael Haneke, 2001). Quarante ans séparent ces deux personnages, l’un guidé par une jalousie morbide, l’autre par une curiosité malsaine. Mais, à la différence de la professeure de piano, parce que c’est encore une enfant, Ida peut-elle réellement être bourreau ? La moitié du visage caché en amorce, elle épie, de ses grands yeux bleus, sa sœur coincée dans son mutisme, incapable d’exprimer son désespoir. Ida choisira la voie de la compassion, rattrapée par ses fautes. Elle découvrira sa sœur au-delà de son handicap et l’union de cette sororité réussira à vaincre le mal qui les habite. À l’inverse, l’étrange Ben, incarnation du sadisme, se fera dévorer par ses pouvoirs et la supériorité qu’ils supposent : misère à celle qui se jouera de lui.

Crainte en demi-teinte

Cette clarté presque aveuglante masque la noirceur habituelle du genre

Il est plaisant de discerner le fantastique s’immiscer dans l’étendue longiligne des bâtiments de taule. Blanches, beiges, et blanches à nouveau, les mansardes des murs quadrillent le cadre et on comprend bien vite qu’il n’y aura pas de point de fuite à cette histoire. Cette clarté presque aveuglante masque la noirceur habituelle du genre, créant une forme de crainte par la lumière. Le suspens grandit dans cette horizontalité infinie. Et quand la nuit tombe, le mal se met en œuvre. Libéré de l’éclat ambiant, il passe comme une ombre sur le visage d’une mère en apparence rassurante, pour guider sa main vers un geste meurtrier. On comprend ces enfants qui ne veulent pas dormir, restant nous-mêmes en éveil, bousculés par des halos incessants. Si ce procédé est assez perturbant au premier abord, il n’en reste pas moins répétitif et finit par ne provoquer qu’un impact des plus mineurs.

Dans The Innocents, Eskil Vogt interroge la transition d’un état à un autre, d’un âge à un autre, du monde de l’enfance à celui des adultes. Les parents sont autour des enfants, ils gravitent dans cet environnement altéré, sans remarquer un quelconque changement. Témoins passifs, les activités de leurs enfants ne font partie que de leur champ périphérique. Il semble arriver un moment où la crédulité s’envole, pour se laisser porter par les gestes du quotidien, automatiques, d’action et non d’attention, où l’humain devient aveugle à ce qui l’entoure. « Maman, on fait quoi si quelqu’un est méchant ? ». Comment se douter des conséquences désastreuses de la réponse à une question si anodine ? Les parents tentent d’être des repères, bulle rassurante et aimante, mais malgré toute cette bonne volonté, échouent lamentablement à sauver ceux dont ils ne comprennent pas le langage.

Le vent dans les branches

Les rires résonnent dans la forêt adjacente, portés par les bourrasques, échos des pensées des enfants qui s’entrechoquent, dans ce monde mouvant et impalpable qui est le leur. Si Ana, la grande sœur, ne peut parler, c’est de l’ouïe dont nous sommes privés. Leurs discussions nous sont suggérées et nous ne pouvons qu’imaginer ce qui s’échange à travers leurs esprits. Bien que ce lieu et ce soleil de plomb les transforment, on pourrait s’imaginer n’importe quel enfant capable d’y développer des aptitudes surnaturelles. Mais c’est bien eux, ces quatre personnages là, ou du moins l’être unique qu’ils forment, qui provoque ce choc naturel. S’il en manque un, la connexion est mauvaise, le message ne peut transiter sans leur communion. Il y a là un monde à l’envers, une dimension autre que celle que nous connaissons, uniquement accessible par leur crédulité. Elle se distingue dans les immeubles déformés, dans le reflet des vitres d’une voiture et dans tous ces plans renversés qui nous font tourner la tête dans le sens opposé. Même nous, spectateurs, ne pouvons que l’imaginer. Dans leurs expériences maladroites, souvent moralement douteuses, ces enfants semblent comprendre le réel bien mieux que quiconque.

  • The Innocents, un film de Eskil Vogt, avec Rakel Lenora Fløttum, Alva Brynsmo Ramstad, Mina Yasmin Bremseth Asheim, en salles le 9 février 2022