Il ne supportait plus de voir les Algériens brimés et malmenés par l’État français. Fidèle à ses convictions, il prend les armes. Pour son deuxième long-métrage, Hélier Cisterne exhume l’histoire méconnue de Fernand Iveton, un militant communiste qui a payé de sa vie son engagement pour la liberté et l’indépendance de l’Algérie. Portait individuel d’un martyr des libertés, où la dimension politique traverse De nos frères blessés sans jamais être frontalement abordée.

Plaie encore vive dans la mémoire française, la guerre d’Algérie résonne de ses exactions, de ses actes de tortures, des déchirements politiques et intimes qu’elle a engendrés dans le pays. Si on se souvient de La Question d’Henri Alleg, pamphlet dénonçant la torture exercée par l’armée française, on se souvient moins du destin tragique de Fernand Iveton, ici incarné par Vincent Lacoste. Ouvrier tourneur dans une usine de gaz d’Algérie et militant communiste, il s’engage en faveur de l’indépendance. Adapté du livre éponyme de Joseph Andras, le film d’Hélier Cisterne met en scène la trajectoire de cet homme oublié par l’histoire et broyé par cette guerre sans nom.

Filmé avec un classicisme parfaitement maîtrisé – belle image tournée sur pellicule en 35 millimètres – De nos frères blessés convainc par la reconstitution habile de l’ambiance des années 1950 à Alger, où le bleu du ciel et la tiédeur des soirs se trouvent peu à peu inquiétés par ce conflit à l’issue sanglante. Fernand Iveton n’a pas l’étoffe d’un héros, mais il est ulcéré par la manière dont sont traités les Arabes – comme en témoigne cette scène où il tente d’effacer au canif une inscription mentionnant : « Plage interdite aux Arabes ». Suite à l’interdiction du Parti communiste, il rejoint une cellule clandestine et organise des actions de résistance pour soutenir la cause de l’indépendance algérienne. Cet engagement le fait vivre dans un danger permanent et finit par mettre en péril sa vie de couple : même si son épouse (Vicky Krieps) le soutient dans son combat, les disputes explosent. Fernand sort souvent durant la nuit, doit apprendre à détruire rapidement certains papiers en cas de contrôle et être prêt à cacher des activistes chez soi. Un matin, il pose une bombe dans son atelier, elle n’explosera jamais. Arrêté, torturé, jugé dans un simulacre de procès, il sera guillotiné.

L’amour et l’engagement

Mais plus qu’un film sur la guerre d’Algérie, De nos frères blessés s’offre comme la mise en scène d’une trajectoire individuelle et des répercussions du conflit sur les individus et les familles. Plus précisément encore, le conflit algérien et le caractère politique du film n’affleurent qu’à travers l’histoire d’amour de Fernand et Hélène. À Paris, ils se rencontrent dans un café, dansent, s’aiment, puis emménagent à Alger. Mais alors que Fernand revendique son engagement au Parti communiste et sa volonté de lutter pour les droits des travailleurs, Hélène, jeune polonaise ayant fui son pays, honnit le communisme pour avoir connu la police politique, la répression des opposants et le musellement des médias. L’intime croise alors l’Histoire, ménageant de belles scènes où la violence du conflit se trouve contrebalancée par l’érotisme de la relation entre Hélène et Fernand – couple magnifiquement incarné par un Vincent Lacoste à contre-emploi, trouvant une belle gravité, et Vicky Krieps, émouvante.

De nos frères blessés s’orchestre ainsi autour des doutes, des troubles et des hésitations

De nos frères blessés s’orchestre ainsi autour des doutes, des troubles et des hésitations du personnage d’Iveton, tiraillé entre sa volonté de rester fidèle à son engagement, de participer à la libération de l’Algérie et le désir de protéger sa famille. Devant la caméra d’Hélier Cisterne, Fernand Iveton apparaît comme un militant sincère, mais un activiste maladroit : il échoue notamment à abattre un homme lors d’une de ses premières missions. En donnant à Iveton des airs d’antihéros, le film appuie par contrecoup sur la force des convictions qui l’animent. Les scènes du procès, où il est jugé par un tribunal militaire ayant par avance fixé son sort, sont à cet égard révélatrices : le jeune ouvrier tourneur est jugé dans sa blouse bleue de travail, comme pour insister sur le fait qu’il n’a rien d’un « terroriste », comme veulent pourtant le faire croire ses accusateurs. Long-métrage à la mise en scène travaillée, De nos frères blessés se révèle pourtant en maint endroit quelque peu prévisible, notamment dans la dernière partie du film, où l’on comprend aisément le sort qui sera réservé au jeune militant. Dans cette perspective, on peut regretter que le scénario verse dans certaines facilités, notamment lorsqu’il tend vers le drame intime ; qui finit par occulter totalement la dimension politique du film.

La politique à l’arrière-plan

Le film d’Hélier Cisterne évacue paradoxalement tout le poids politique des « évènements d’Algérie »

Si on ne peut qu’être ému devant l’histoire de ce martyr qui meurt en hurlant sa fidélité à la cause de l’indépendance algérienne, le film d’Hélier Cisterne évacue paradoxalement tout le poids politique des « évènements d’Algérie » – comme on les désignait alors à l’époque. Le film s’ouvre pourtant sur une citation de François Mitterrand, alors Garde des Sceaux, qui nous rappelle qu’il fut à l’époque un ardent défenseur de l’Algérie française. Mais la crise algérienne – qui fut une des causes de l’implosion de la IVe République – et ses répercussions sur la vie politique, sur les tiraillements de la gauche, et les scissions dans les partis ne trouvent aucune place dans De nos frères blessés. En se resserrant toujours plus sur le destin hélas tragique de Fernand Iveton, le film peine à restituer le climat de tension qui régnait alors dans le pays. On sent Hélier Cisterne conscient des enjeux de son film, et il tient à ne rien oublier des atrocités qui marquèrent ce conflit – à l’instar de la torture, présente à l’écran sous la forme de stigmates sur le torse d’Iveton. Mais ces enjeux massifs de la guerre d’Algérie sont immédiatement vidés de leur charge polémique par des effets de mise en scène qui contrebalancent la dimension politique avec l’ancrage individuel : les marques de la torture sur le corps de Fernand Iveton trouvent par exemple leur pendant intime dans les scènes érotiques avec Hélène.

Si les derniers plans du film sont très réussis, baignés d’une tension et d’une émotion habilement suscitées par une accélération du rythme et des plans tournés caméra à l’épaule, un ultime carton venant éclairer une fois encore le rôle de François Mitterrand dans l’exécution d’Iveton fait regretter que le film n’ait pas donné plus de place aux conséquences politiques du conflit algérien.

  • De nos frères blessés, un film d’Hélier Cisterne avec Vincent Lacoste et Vicky Krieps, en salles le 23 mars 2022.