Ample fresque qui met en scène des existences bousculées par l’épidémie de Covid, MMXX de Cristi Puiu est une réflexion sur le sens de nos existences à l’aube d’un XXIe siècle plus inquiétant que jamais. Un film dérangeant et peu amène envers la condition humaine.
MMXX est l’œuvre du temps — dans tous les sens du terme. Œuvre du temps d’abord par sa durée : 2h40 d’un film qui se déploie sans se presser, à travers une série de quatre tableaux mettant en scène un quotidien à la fois banal et déroutant. Mais également œuvre du temps en ce que MMXX saisit par esquisses l’angoisse diffuse et le malaise latent qui a envahi le monde en 2020 lors de l’irruption de l’épidémie de covid. Dans la Roumanie des classes moyennes supérieures, Cristi Puiu filme le destin d’êtres malmenés par les heurts de la vie et par une épidémie qui a peu à peu pris le contrôle de nos existences — rendant caduque toute autre préoccupation que celle de savoir nos proches ou nous-mêmes allions voir notre vie menacée. Le second tableau intitulé « Baba au rhum » est à ce titre exemplaire : Mihai est uniquement préoccupé par les préparatifs de son anniversaire, pour lequel il veut cuisiner des babas au rhum. Il tient à ce qu’on achète une marque de rhum précise, et s’emporte contre sa sœur et sa mère qui sont incapables de dire où est passée une pièce du batteur nécessaire à la réalisation de la pâte. Il s’énerve à en devenir odieux, alors qu’autour de lui, le monde tremble pour autre chose, bien peu préoccupé par ses gâteaux puérils. Sa sœur, toujours saisie en mouvement dans le cadre, s’inquiète pour une amie sur le point d’accoucher et qui semble avoir contracté le covid, elle risque d’être placée en quarantaine et de se voir séparée de son enfant durant quinze jours. Elle multiplie les coups de téléphone pour en savoir davantage — en vain. L’instabilité de la situation se démarque de celle du premier tableau par un usage de la caméra à l’épaule et d’un montage très cut.
Le mal de vivre
La force du film de Cristi Puiu est de situer ces saynètes dans un huis clos total — à l’exception de la quatrième et dernière séquence. Les personnages tournent ainsi comme des animaux en cage, allant et venant dans des espaces exigus où la peur se fait d’autant plus palpable qu’elle émane d’un extérieur auquel nous n’avons jamais accès. Telle est ainsi la psychanalyste de la première séquence : en proposant à sa patiente de répondre à un questionnaire sur ses états psychologiques, cette dernière se lance dans un commentaire sans fin de ses pensées et de sa situation familiale, désarçonnant la thérapeute qui se retrouve comme prisonnière d’un discours qu’elle peine à maîtriser. Car la force de ce film réside bien dans cette inadéquation entre une parole volontiers disserte et un réel rétif à l’appréhension. Métaphore de la situation qui fut la nôtre en 2020, ce film de Cristi Puiu montre des individus isolés et enfermés qui parlent d’une réalité sur laquelle ils perdent prise — à l’instar de ces deux hommes dialoguant de sexe et d’une mafia locale dans la salle close d’un hôpital. On comprend au fil de la séquence que l’un de ces deux hommes est le mari de la jeune fille de la séquence précédente, placé en quarantaine pour suspicion de covid. Huis clos réduit à l’extrême, cette séquence présente la plupart du temps les deux hommes allongés sur deux canapés, formant par la parole une réalité qui n’a de tangible que ce qu’ils en disent.
MMXX livre une image triste et sombre d’existences hantées de troubles.
MMXX prend ainsi la forme d’un journal à la fois intime et universel des existences confinées durant l’année d’apparition de l’épidémie. Toute l’habileté du cinéaste est de placer dans la bouche de ses personnages des considérations ou des inquiétudes universelles : on parle du rapport aux autres, de mort et de naissance, de sexe et de deuil. Devant la caméra du cinéaste roumain, il faut, pourrait-on dire, que rien ne se passe pour que tout advienne — ce qui constitue à la fois la force et la faiblesse du film. La première séquence psychanalytique est vertigineuse en ce qu’elle déballe au détour des phrases de la patiente tout un maelström de névroses assénées comme des évidences. Par-delà le tableau d’une époque angoissée et étouffée par la vague d’une épidémie qui semble emporter tout sur son passage, MMXX livre une image triste et sombre d’existences hantées de troubles. Le cadre bourgeois du salon de la psychanalyste apparaît ainsi comme le masque social d’une réussite matérielle qui occulte le désarroi psychologique. Il en va de même pour le frère et la sœur de la deuxième séquence, empêtrés dans une relation de conflit quasi-permanent. Au fil du film, on en vient à se demander si les conséquences de l’épidémie et de l’enfermement n’ont pas été le révélateur d’un mal social et anthropologique antécédent et plus profond, que cet évènement mondial n’aurait fait qu’amener en pleine lumière. La dernière séquence est à ce titre révélatrice en ce qu’elle opère un pas de côté par rapport aux trois autres. Là où les trois premières sont centrés sur l’intime et le psychologique ; la dernière séquence met en scène un policier venu lors d’un enterrement recueillir le témoignage glaçant d’une femme qui a connu la prostitution et le trafic d’organes.
La langueur du temps
Mais par-delà le tableau angoissé de trajectoires individuelles prises dans l’étau du temps, le long-métrage de Cristi Puiu laisse en bouche un goût âpre de violence sourde et de misanthropie partiellement assumée. Il faut bien admettre que les 2h40 durant lesquelles s’étire le film prennent une dimension d’épreuve, comme si le cinéaste se plaisait à infliger au spectateur le tableau complaisant d’une humanité nombriliste et nécessairement viciée. Étirant en longueur chaque séquence, MMXX prend une sorte de malin plaisir à étaler au jour la vacuité des existences avec un fond non dépourvu de jugement, comme si le cinéaste venait constamment rappeler au spectateur à quel point l’homme est vil et creux, et à quel point le metteur en scène, démiurge omnipotent et maître des horloges, s’amusait à nous infliger son jugement hautain sur la condition humaine. En envoyant ainsi le spectateur à Canossa, MMXX en devient passablement déplaisant : la détestation assumée de ses personnages laisse entrevoir un cinéaste imbus de sa position sur l’échiquier de la vie. Si la misanthropie ne constitue nullement une pétition de principe — Michael Haneke a signé d’immenses chef-d’œuvre peu amènes envers ses semblables —, le film de Cristi Puiu manque sa cible en ce que le cinéaste semble perpétuellement se mettre en surplomb des personnages qu’il met en scène. Si la morale peut être la force du cinéma, rien de plus exaspérant qu’un film qui met en scène sa moralité en s’exceptant lui-même des faiblesses et des troubles qu’il prétend dénoncer.
MMXX, réalisé par Christi Puiu, avec Bianca Cuculici, Laur Bondarenco, Florin Tibre. En salles le 1er novembre 2023.