Ghost Song regarde une ville, Houston, véritable paradoxe démographique. À travers les trajectoires de deux personnages que tout semble opposer, l’héritier déchu Will et la rappeuse OMB Bloodbath, Nicolas Peduzzi capture l’atmosphère si particulière de cette ville, coincée entre hip-hop et sirop pour la toux, entre ouragan et xanax.

Quelle a été l’origine du projet ? Comment est née cette envie de filmer la ville de Houston pourtant très peu représentée au cinéma ?

Nicolas Peduzzi : L’idée de Ghost Song est venue progressivement dans la continuité de mon premier film, Southern Belle. J’avais eu plus jeune une histoire d’amour avec la protagoniste de ce long-métrage. Nous sommes ensuite restés très proches et j’ai choisi de la suivre dans le milieu wasp (White anglo-saxon protestant) de cette ville très républicaine et politiquement difficile, dans laquelle l’on ressent encore les fantômes de ségrégation. C’est durant mes différents séjours à Houston que j’ai fait la rencontre de son cousin, Will, l’un des héros de Ghost Song, et par extension de l’oncle de ce dernier, David. En le fréquentant, j’ai pu découvrir la scène musicale de Houston, une niche notamment portée par DJ Screw dans les années 90. Je suis tout autant fan de rap que de punk ou de rock et j’ai été fasciné par le paradoxe de cette ville très conservatrice qui devenait le berceau de sonorités underground, et ce pas seulement du point de vue du hip-hop, mais aussi à travers le langage musical et poétique des habitants des quartiers plus défavorisés. En même temps, Houston est une ville où règne une chaleur pesante, en proie à de nombreux ouragans, et qui fait naître une certaine intensité dans sa population. C’est en tout cas cette atmosphère que je fantasmais : j’ai d’abord eu un coup de foudre pour toutes ces personnes, puis pour cette ville.

Le film cultive d’ailleurs cette ambivalence entre les deux principaux personnages. Ils viennent tous deux de milieux très différents, mais se rejoignent par la musicalité de leur mélancolie. Leur musique semble s’exprimer comme un deuil.

Nicolas Peduzzi : Exactement. La notion de deuil n’est pas évidente dans le film, mais est totalement sous-jacente chez eux. Ce qui est intéressant, c’est que ce sont deux personnages qui ne se croisent jamais, qui semblent vivre dans des mondes parallèles. Houston est une ville étrange, car démographiquement très divisée. D’un côté, on retrouve une certaine richesse incarnée par la présence de la NASA ou bien l’exploitation du pétrole, et de l’autre côté, des quartiers plus pauvres entièrement composés d’Afro-Américains. Ce qui relie Will et Bloodbath, c’est leur manière de s’exprimer à travers la musique, un langage commun. Will est un musicien de blues, un style qui vient d’abord des quartiers de Bloodbath et qui fut progressivement remplacé par le hip-hop. Dans les années 80, les rappeurs de Houston étaient snobés par le reste de l’industrie musicale parce qu’ils réalisaient une musique très underground, des mixtapes très courtes aux sonorités un peu sales et ralenties. Personne n’entendait ce style à la radio nationale, mais partout dans les quartiers de Houston, les CDs passaient de main en main. C’est de là qu’est né le style du chopped and screwed très largement popularisé plus tard par le rappeur new-yorkais Asap Rocky.

Les quartiers de Houston sont tous très différents, comme des microcosmes que tout sépare. L’imaginaire collectif autour de la ville n’a rien à voir avec la réalité. La restriction sur les drogues y était alors très punitive, ce qui les a amenés à consommer de la codéine, qui se vendait sous forme de sirop pour la toux, et dont les effets ont complètement transformé leur musique.

On a par ailleurs cette impression que la drogue, en plus de la musique, fonctionne comme le dénominateur commun entre les deux personnages, alors qu’elle est physiquement absente du film.

Nicolas Peduzzi : Ils ont tous les deux été biberonnés à ça, la drogue représente une part obscure de leur vie. Pourtant, Will ne se drogue plus du tout aujourd’hui, en tout cas de manière illégale. Le problème aux États-Unis, c’est le business très ambigu qu’ils cultivent avec les drogues légales. Alors qu’il s’en est sorti, Will lutte en permanence pour avoir ses médicaments, il doit combler ses manques avec du xanax qui, à Houston, se vend aussi bien en pharmacie que dans la rue. La plupart des sans-abris que l’on voit là-bas ont avant tout des problèmes psychiatriques, mais ils ne sont pas traités.

Will fait le parallèle entre la misère sociale de la ville et les grands buildings qui la surplombe qu’il renomme « tours de Babel ». Le déluge final est d’ailleurs très biblique, excepté qu’il n’y a aucune arche de Noé.

Nicolas Peduzzi : Oui c’est un peu l’énergie captée dans la ville. Nous filmons d’abord du réel, mais j’ai toujours le désir de jouer avec les formes du documentaire et de la fiction. Même si le film possède bien évidemment des aspects sombres, on s’amuse avant tout, c’est du cinéma et c’est donc à nous de créer cette atmosphère, notamment au moment du montage.

Comment avez-vous fait vous pour filmer à ce point Bloodbath dans son intimité ? Certaines scènes sonnent très réelles tout en dégageant une forte impression fictionnelle.

Nicolas Peduzzi : J’ai rencontré Bloodbath dans le Third ward (quartier de Houston) parce que j’étais intéressé par ce milieu social. Nous avons échangé nos numéros de téléphone un peu par hasard, et c’est elle qui m’a ensuite appelé pour réaliser un clip. Je suis allé la voir, et en fait, au fur et à mesure de la conversation, elle s’est mise à se livrer. Elle sortait tout juste de deux années de prison, qu’elle avait vécu comme un énorme traumatisme, et c’est là qu’elle s’est complètement dédiée à la musique. Elle m’a ensuite raconté l’histoire de son quartier, des gangs, de son militantisme, et comment elle a commencé à écrire de la poésie très jeune, inspirée notamment par Angela Davies, avant de se mettre au rap à seulement neuf ans. Ce qui m’a immédiatement marqué, c’est à quel point, malgré son âge, elle possédait déjà un business plan dans un coin de sa tête. Au départ, elle essayait d’écrire des paroles pointues, puis elle s’est rendu compte qu’elle ne souhaitait pas prêcher la bonne parole. Elle a alors simplifié ses textes pour les rendre plus accessibles et pouvoir plus tard narrer son histoire en musique.

Son parcours est marqué par la mort de son ami Kenny Lou. Elle devient paranoïaque, une idée illustrée dans la scène très déroutante du motel.

J’avais envie de pousser cette ambivalence entre fiction et documentaire

Nicolas Peduzzi : Le tournage du film s’est étalé sur deux à trois ans, et la seconde fois où je suis allé à Houston, Bloodbath venait de se faire tirer dessus deux fois. Au même moment, on parlait beaucoup des ouragans. Elle venait de perdre des amis et cette séquence du motel, bien que complètement remise en scène, représentait parfaitement la manière dont elle vivait à cette période. Le film abrite des séquences capturées sur le vif, quand d’autres sont mises en scènes. Par exemple, lorsque Will et son oncle David se disputent en chantant, j’avais en fait d’abord observé que Will et sa copine réglaient leurs comptes à travers la musique. On avait pu tout filmer à ce moment-là, mais des problèmes de son nous ont empêché de faire figurer la scène dans le film. Cette espèce d’affrontement chanté me rappelait certains films de Pasolini et nous avons donc décidé de recréer la scène en changeant les personnages. Et, finalement, des éléments complètement imprévus sont ressortis chez eux. J’avais envie de pousser cette ambivalence entre fiction et documentaire tout en respectant leur parole.

La forme du film joue sur cette pluralité, mélangeant différents formats d’images. Le tout donne une frénésie à la fois contemplative qui rappelle le travail des frères Safdie.

Nicolas Peduzzi : J’aime beaucoup leurs films. J’avais d’ailleurs montré Mad Love in New York à ma cousine, chef opératrice sur Ghost Song, alors que l’on tournait à Houston. Il y a donc peut-être cette influence.

Vous montrez une ville très marquée par le hip-hop et pourtant le film ne se cantonne pas uniquement à ce genre musical, on y trouve aussi du blues et même du classique.

Nicolas Peduzzi : Oui, comme je voulais représenter la ville dans sa globalité et que certains quartiers ne sont pas influencés par le hip-hop, il était important de démultiplier les genres musicaux. Dans le rap de Bloodbath, il y a notamment ce rapport à la vie et à la mort qui convoque la tragédie, d’où l’arrivée soudaine d’une œuvre de Wagner. J’aime que mon cinéma trace des ponts entre ces univers. Antigone a d’ailleurs été une référence notable qui m’a permis de trouver des financements.

L’oncle de Will, David, est un personnage fascinant, cultivant une ambiguïté entre l’antipathie que provoque sa première apparition et la fragilité dont il fait ensuite preuve dans cette déchirante scène de karaoké.

Nicolas Peduzzi : Ce que j’adore dans ces personnages, c’est que même cet oncle, terrifiant de prime abord, possède une forme de communication sublimée par la musique. Il paraît très paradoxal, à la fois aimable et détestable, idiot et génial, dur, mais touchant. Et ce sont toutes ces contradictions qui font ressortir son humanité. Lui, comme Will ou Bloodbath, sont pétris de défauts et c’est ce qui les rend si passionnants. C’est parce qu’ils sont difficiles d’accès qu’ils me touchent.

La fin de Ghost Song paraît pourtant très pessimiste et violente pour les personnages, pour qui, a-t-on l’impression, il n’existe aucune échappatoire.

Ghost Song montre aussi et avant tout une ville en proie permanente à cette menace

Nicolas Peduzzi : Je suis probablement pessimiste, mais c’est avant tout une question de ressenti. On est confronté à la réalité de notre société. Sans vouloir dire de banalités, on se rend bien compte que d’un point de vue climatique, nous sommes face à un moment charnière. Si nous ne changeons pas, nous risquons d’être balayés. Nos tragédies personnelles semblent alors dérisoires. Ce n’était pas l’objet principal du film, mais on peut évidemment trouver dans cet ouragan, ce pur instant de réalité, une portée symbolique. Ghost Song montre aussi et avant tout une ville en proie permanente à cette menace.

Une urgence qui fait écho à la pandémie du Covid.

Nicolas Peduzzi : C’est vrai. Will était d’ailleurs venu à Paris au tout début de la crise et nous nous sommes retrouvés confinés ensemble en Normandie. On y ressentait alors une ambiance assez similaire à celle de Houston et nous y avons tourné quelques scènes. C’est là où le montage prend tout son sens et permet de tout réécrire a posteriori.

  • Ghost Song, un film documentaire de Nicolas Peduzzi, avec OMB Bloodbath, William Folzenlogen, Nate Nichols, en salles le 27 avril 2022