Quelle meilleure étude de cas pour un psychanalyste qu’une société qui se rêve machine et qui n’a de cesse de demander à ses membres de décliner leur identité ? Tout en proposant une recherche sérieuse et érudite du devenir informatique de notre langue, Yann Diener se joue des mots et s’amuse des absurdités de notre époque, le tout dans un petit livre à mi-chemin entre le journal, l’exercice de style et l’étude fournie.
Yann Diener est un psychanalyste. La langue est son métier, il la scrute depuis 25 ans et nous livre son constat dans ce court texte : notre langue quotidienne est de plus en plus informatisée. “Faire l’interface”, “être branché” ou “connecté”, “débriefer” un événement, ne pas “calculer” untel, devoir changer de “logiciel” sont autant d’expressions empruntées au monde informatique et passées dans le langage courant. En partant de ces usages, la question est simple : “qu’est-ce que la numérisation du monde modifie fondamentalement chez les êtres parlants que nous sommes ?”
Avec l’informatique, nous passons d’une langue analogique, qui comprend un ensemble de choix de signifiants, à un système binaire, une chaîne de 0 et de 1. Binarité qui, selon Yann Diener, se retrouve dans nos jugements de plus en plus clivés. Ce glissement est à rapprocher de l’injonction à l’identification : le test de Turing vérifie régulièrement si je ne suis pas un robot, je ne cesse de me “loguer” pour accéder à ma boîte mail ou à tout autre espace personnel. “Notre usage massif d’identifiants est contemporain d’une crispation identitaire. Je suis bipolaire, je suis Asperger, je suis blanc, je suis noir, je suis racisé, je suis catholique, je suis transgenre et pentecôtiste, je suis lacanien : c’est la panique identitaire.” La binarité imposée par cette nouvelle langue ne permet plus la fluidité. La réponse à une question doit être aussi nette que la case à noircir dans un formulaire.
Au commencement était l’ordinateur
Avec l’avènement d’une langue informatisée, l’efficacité de la communication prend le pas sur la richesse de la parole au grand désespoir de l’auteur psychanalyste.
“J’ai tenu ce journal au début des années 2020, quand on pouvait encore faire la différence entre la parole et la communication. Mais déjà, dans beaucoup de situations, on n’y voyait plus très clair.” La communication est un transfert de connaissances, l’information passe de l’émetteur au récepteur et reste la même pour tous, contrairement à la parole qui est nécessairement singulière et donc excède la simple linéarité. Avec l’avènement d’une langue informatisée, l’efficacité de la communication prend le pas sur la richesse de la parole au grand désespoir de l’auteur psychanalyste. “On ne construit pas des phrases, on ne fait pas de jeux de mots avec un identifiant. On ne le refoule pas vraiment comme on le fait pour un nom : on le recrache plutôt comme un morceau de novlangue informatique qu’on aurait avalé de travers.” Moins de nuance et d’équivoque, bye bye poésie et lapsus, à l’ère de la communication, métaphore et second degré sont devenus impossibles.
Dans des chapitres passionnants, Yann Diener remonte aux origines de l’informatique et nous apprend que le terme ordinateur, suggéré par le linguiste Jacques Perret à la société IBM pour traduire le computer anglais, a été emprunté aux discours religieux. Il s’agissait alors d’un adjectif : “Dieu, ordinateur du monde, Dieu qui met de l’ordre dans le monde”. Par ce glissement sémantique, certaines facultés divines deviennent celles de la machine comme l’ordonnancement ou l’ubiquité.
Au commencement, l’informatique consiste à traiter des informations de manière automatique (le néologisme vient d’ailleurs de la contraction des deux mots information et automatique). C’est ainsi que la machine imaginée en 1936 par Alan Turing pour décoder le code nazi est présentée comme le premier ordinateur. Cette machine n’est pas plus intelligente mais plus rapide et donc plus efficace que l’Enigma allemande. Casser le code nazi, revient à accélérer la fin de la guerre. Le premier ordinateur, restant fidèle à son ascendance divine, est ainsi associé à la victoire du bien sur mal. Pas de quoi en avoir peur donc, que nous voudrait-il de mal ?
Ce qui nous est impossible à dire, nous préférons l’écrire par SMS à grand renfort d’émoticônes. Les nuances et les confusions sont gommées, le message est simplifié. La boucle est bouclée.
C’est bien sur ce point que nous alerte l’auteur de ce petit essai : dès son origine, l’ordinateur travaille à remplacer la parole par la communication justement. Et sur ce point, le diagnostic du psychanalyste est particulièrement intéressant. Alan Turing, le mathématicien de génie qui sauva le monde de la menace nazie, est avant tout un autiste Asperger, à la voix haut perchée et mal assurée. Yann Diener nous met la puce à l’oreille en nous rappelant que l’un des points communs aux différentes formes d’autisme est la défiance envers la parole due à la trop grande part affective que réclame l’acte de parler. La parade est alors toute trouvée : à défaut de parler, Turing invente la machine à communiquer. Un autiste invente une machine autistique, qui nous rend tous autistes à notre tour. Ce qui nous est impossible à dire, nous préférons l’écrire par SMS à grand renfort d’émoticônes. Les nuances et les confusions sont gommées, le message est simplifié. La boucle est bouclée.
« La langue est fasciste » Roland Barthes
Pour achever son argumentation, l’auteur renvoie la systématisation de notre langue quotidienne informatisée (LQI) à la Lingua tertii Imperii (LTI), la langue du Troisième Reich étudiée par Victor Klemperer, dans son essai du même nom paru en 1947. Les travaux du philologue ont montré le travail de déshumanisation mené par la langue spécifique utilisée par les nazis. Ou comment la multiplication de termes techniques et leur utilisation dans la langue de tous les jours contribuent à nier l’humanité et, finalement, à mécaniser la pensée. Ultime preuve de la démonstration : il nous arrive très régulièrement de devoir prouver à une machine que nous ne sommes pas un robot.
Si le constat, savamment sourcé, de Yann Diener nous donne à penser et renvoie au sentiment étrangement familier d’une langue qui nous échappe et manque souvent l’expression d’une sensibilité, il se montre par moments, aussi binaire que le devenir-communication qu’il déplore. Faut-il voir absolument dans la technicisation de la langue un phénomène de déshumanisation ?
L’utilisation généralisée de l’informatique, la multiplication des mèmes, des gifs et de tout autre élément issu de la culture internet produit un nouvel imaginaire.
L’introduction de termes techniques ou empruntés au monde informatique dans notre vocabulaire peut tout simplement être le signe de sa modernisation, sans pour autant être synonyme d’appauvrissement. Une chose est sûre : nous assistons à un changement de paradigme. L’utilisation généralisée de l’informatique, la multiplication des mèmes, des gifs et de tout autre élément issu de la culture internet produit un nouvel imaginaire. L’apparition de ces nouveaux jargons conduit de fait à l’exclusion de ceux qui ne le maîtrisent pas. A la manière des dictionnaires, dont chaque année, on noircit les pages de mots nouveaux pour témoigner de la vitalité de la langue, nous pourrions imaginer que la psychanalyse ajoute, génération après génération, de nouveaux termes à son répertoire. N’en déplaise à l’Académie française ou à la Cause freudienne.
Si le débat reste ouvert, nous n’en finissons pas de nous amuser, avec la complicité de l’auteur, de nos tics de langage et d’y déceler les effets d’une novlangue symptomatique de notre époque. En une centaine de pages, le livre rassemble les preuves d’une mutation de notre langue, de notre sensibilité et donc de son interprétation.
Bibliographie :
Diener, Yann, LQI. Notre Langue Quotidienne Informatisée, Les Belles Lettres, 2022.