Après Border, récompensé à Cannes dans la section Un Certain regard en 2018, Ali Abbasi quitte les contrées nordiques de l’Europe pour retourner sur sa terre natale, en Iran, et relater l’histoire vraie de Saeed Hanaei, tueur de prostituées qui sévit à Mashhad au début des années 2000.

La brillante première séquence du film suit une prostituée qui passe d’hommes en hommes jusqu’à tomber sur Saeed, pourtant semblable aux autres, avant qu’il lui fasse subir un funeste sort. Tout est dit dans ces quelques minutes : le regard rempli de jugement des autres femmes sur la prostitution, l’attitude déplorable des hommes, la misère sociale. Ali Abbasi exprime d’emblée sa débordante ambition, celle de tendre un miroir à la société iranienne pour la confronter à ses nombreuses failles. L’histoire, censée se dérouler au tout début du siècle, semble intemporelle et toujours vivement actuelle. Cette introduction se conclut par un plan large terrifiant sur la ville tout entière, à la fois terrain de jeu du meurtrier et cage bétonnée de ses futures victimes. La très bonne idée du film consiste à s’éloigner des références américaines qu’il aurait pu singer (Le Silence des agneaux ou Seven) pour concentrer son récit non pas seulement sur une enquête, qui ferait miroiter une révélation, mais également sur la psyché de ses personnages et leur existence complexe dans cette société.

Ainsi, l’identité du tueur nous est rapidement dévoilée : un simple père de famille fondamentaliste, bien éloigné de la figure mythique de Jack l’Éventreur. Le jour, Saeed travaille dans le bâtiment, la nuit, il arpente les rues de Mashhad à la recherche de sa prochaine victime. Jamais le réalisateur n’épargnera à son audience la violence des meurtres qui contraste avec les motivations spirituelles du personnage. En effet, religieux jusqu’au fanatisme, Saeed s’imagine en vigilante, débarrassant cette ville sainte des pécheresses. Il est parfois rattrapé par une émotion ambiguë : prendrait-il plaisir à ôter la vie ? En parallèle, le film suit l’enquête de Rahimi, une journaliste bien décidée à trouver l’homme qui se cache derrière ce serial killer. Et c’est là le premier problème du film. D’un côté, la quête sanguinaire de Saeed est passionnante et audacieusement mise en scène, alors qu’elle joue pourtant sur des ressorts éculés du genre (les tueurs menant une double vie sont légion au cinéma). À l’inverse, le parcours de Rahimi devient prétexte à montrer la condition sociale des femmes en Iran dans des scènes aussi convenues que mal exécutées. Son enquête se résume alors à peu de chose et traîne en longueur. Contrairement au personnage du tueur, saisissant de réalité, il est clair que cette journaliste – partiellement inspirée d’un personnage réel –  est une figure de cinéma, empêtrée dans les artifices du scénario. Par exemple, sa rencontre fortuite avec une des victimes la nuit de sa mort est hautement improbable. La première heure du film oscille donc entre l’ambivalence, pas nécessairement originale, mais toujours passionnante de Saeed et l’enquête insipide de Rahimi, dans l’attente de leur prévisible confrontation.

Divergence d’opinions

Souhaitant dresser un panorama le plus complet possible de la société iranienne, le réalisateur ne fait qu’effleurer son sujet

Ressort scénaristique obligé qui n’en reste pas moins maîtrisé, dans une mise en scène anxiogène, ce sont cependant ses conséquences qui donnent au film un second souffle salvateur. Puisque Saeed a finalement été appréhendé, que reste-t-il à raconter dans le dernier tiers du film ? Pour ceux qui comme nous n’avaient pas connaissance de cette affaire sordide, les enjeux et thématiques abordés dans cette dernière partie sont stupéfiants. En parallèle du procès de Saeed qui dévoile son fanatisme, la caméra scrute la population de Mashhad, qui soutient les atrocités commises. Il est frustrant de voir tout cela expédié en quelques dizaines de minutes après avoir assisté à une première partie aussi conventionnelle, d’autant que le renversement des valeurs morales dictées par la religion offre un regard original sur la manière dont sont perçus les crimes. En souhaitant dresser un panorama le plus complet possible de la société iranienne, le réalisateur ne fait qu’effleurer un nombre démesuré de thématiques sans vraiment en saisir l’essence.

Dans cette dernière partie au rythme effréné, chaque scène semble traiter une idée différente avant de passer à la suivante, donnant l’impression que Ali Abbasi, incapable de choisir la ligne directrice de son film, empile ses réflexions avec une confondante prévisibilité. Par exemple, la folie de son personnage est esquissée avec justesse dans deux très belles scènes contenant notamment un plan magnifique dans lequel Saeed passe la main par les barreaux de sa cellule et s’imagine voir tomber une pluie divine. Il en va de même concernant l’implication des hautes instances religieuses dans cette affaire, réduite à une séquence négligeable durant l’enquête. On pourrait aussi mentionner la place des femmes dans cette société, la réaction des familles des victimes ou bien la désinvolture quasi criminelle de la police.

Ali Abbasi se persuade qu’il est nécessaire de tout traiter, quitte à rendre son film superficiel, voire vide d’émotions. C’est d’autant plus regrettable que son regard de cinéaste fait souvent mouche. Cette sensation se retrouve dans sa manière d’aborder la ville. Il est tout à fait compréhensible que le tournage à Mashhad même soit impossible mais de ce fait, les décors manquent cruellement d’identité. Le réalisateur mentionne notamment dans un entretien un célèbre mausolée qui lui aurait inspiré le titre (Holy Spider, dans sa version originale) et qui ressemblerait à une toile d’araignée, mausolée complètement absent de l’image, rendant complètement abscons l’omniprésence de la religion, aussi bien dans la ville que dans le film.

Néanmoins, Les Nuits de Mashhad réussit aussi brillamment son introduction que sa conclusion. Rahimi, qui confirme être un personnage moteur du récit et superficiel, regarde l’entretien du fils de Saeed qu’elle a filmé et nous permet ainsi de le voir à notre tour. Ce dernier, fasciné par les actes de son père, s’amuse à recréer les meurtres avec l’aide de sa petite sœur. La caméra contemple l’héritage transmis par Saeed : le fanatisme religieux engendre des monstres.

  • Les Nuits de Mashhad, un film d’Ali Abbasi, avec Mehdi Bajestani, Zar Amir Ebrahimi, Arash Ashtiani. En salles le 13 juillet.