À l’occasion du festival d’Automne, Zone Critique est entré au 104 dans l’univers chorégraphique d’Alice Ripoll : un territoire empreint d’honnêteté. Une rencontre explosive et profondément libre.
Alice Ripoll est une chorégraphe née à Rio de Janeiro qui, après des études de psychanalyse, se tourne vers la danse. Elle développe une écriture contemporaine très imprégnée par les danses urbaines et travaille régulièrement avec des interprètes vivants dans les favelas. En 2014, Alice Ripoll fonde la compagnie SUAVE et présente au 104 sa dernière création : Zona Franca. Tout le spectacle, tant par son fond que par sa forme, goûte l’envie de liberté. L’une des nombreuses danses signatures est le Passinho, une danse née dans les favelas au Brésil qui s’est popularisée grâce à internet. Pour certain.e.s danseur.euse.s, cette danse fut un véritable échappatoire de leur condition de vie. Le Passinho est une danse d’évasion, de libération et d’empouvoirement virtuose.
Cependant, la chorégraphe ne se limite pas à une danse : c’est bien un véritable bouquet de mouvements que les artistes nous offrent. De très nombreux genres se mêlent : danse contact, afrohouse, sabala, danses actuelles voire tendances TikTok, des danses brésiliennes comme la pisadinha et le brega funk ou bien des danses urbaines : krump, vogue… La forme est donc délibérément variée et garnie. Si tout ce vocabulaire se croise et se confond, le tout s’harmonise très bien. Les tableaux présentés sont très curieux et proposent quelque chose de neuf et de surprenant pour nos yeux. Si la chorégraphe part des improvisations de danseur.euse.s, elle parvient à garder la singularité de chacun dans la forme finale. On y retrouve, sans pourtant les connaître, leur énergie, leur mouvement et leur voix. Ce sentiment pêle-mêle peut déstabiliser notamment au début. La pièce commence par une image étrange : dans le fond de la scène déambulent au ralenti des danseur.euse.s, et en avant-scène sautille un danseur mi-nu avec des ballons de baudruche scotchés partout sur son corps. Puis, un artiste vient éclater un des nombreux ballons accrochés au plafond. Alors jaillissent des paillettes qui recouvrent le plateau et les interprètes se mettent à danser frénétiquement du Passinho. Peu à peu, on fait confiance à cet état de surprise joyeuse où tout peut se passer sans retenue. Alice Ripoll a réellement quelque chose d’une chorégraphe fleuriste avec des compositions surprenantes qui ont toutes du brillant.
Un monde sens dessus dessous
La pièce semble comme un assemblage d’images puissantes du Brésil où tout semble sens dessus dessous. Comme un carnaval où les rapports s’inversent, la scène devient un lieu de représentation où tout se côtoie, un espace où rien ne semble délimité. Avec beaucoup d’humour, on déambule dans des tableaux identitaires forts, presque clichés : un coup franc dans une ambiance explosive et festive de supporters de foot, un carnaval de Rio coloré de twerk, un charivari brésilien où chaque image jaillit du chapeau avec un plaisir jubilatoire de découvrir la prochaine. Ce monde improbable qui créée un vertige de réalité est permis par les prouesses physiques extraordinaires des dix danseur.euse.s : Gabriel Tiobil, GB Dançarino Brabo, Hiltinho Fantástico, Katiany Correia, Maylla Eassy, Petersonsidy, Romulo Galvão, Tamires Costa, Thamires Candida, Vinicius Rodrigues. Parfois, nous avons le sentiment de voir des corps désarticulés de poupées que des enfants s’amuseraient à plier en deux, tordre au-delà de leurs limites.
Avec beaucoup d’humour, on déambule dans des tableaux identitaires forts, presque clichés
Comme lorsque deux interprètes, assis sur une table poussée par les autres danseur.euse.s, s’amusent comme des jeunes poupons à dévorer leur doigts de pieds, à se contorsionner pour créer des images étranges d’hydres à deux têtes où la logique du corps ne semble plus avoir de sens. Il y a un autre moment qui semble complètement irréel où une danseuse défie les lois de la gravité. Elle part dans une spirale inarrêtable de roulades arrière tout d’abord sur le sol du plateau, puis sur les autres artistes qui la font fluidement grimper sur leurs dos, jambes, épaules pour la redéposer au sol après quelques passes acrobatiques en toute simplicité. Rien ne semblait pouvoir l’arrêter, toutes les lignes du réel, du plausible, du compréhensible ont joyeusement été franchies de nombreuses fois.
Zona Franca est une terre identitaire forte où se mélange un joyeux charivari d’envies. C’est la danse libérée et jubilatoire des possibles pour un Brésil fier, lumineux et imprévisible.
Crédit photo : (c) Renato Mangolin
