Dans la salle pleine et molletonnée du théâtre de Belleville, Zone Critique a découvert le travail d’orfèvre de Kelly Rivière à travers son spectacle An Irish Story. La comédienne, seule sur le plateau, va tour à tour incarner près de 25 personnages, pour nous conter avec humour et humanité sa folle enquête pour tenter de retrouver Peter O’Farrel, son grand-père disparu.

Kelly Ruisseau, protagoniste de cette fiction autobiographique est hantée par la disparition de son grand-père. L’homme et Margaret, son amante, fuient l’Irlande du Sud en 1949 pour partir chercher du travail à Londres. Là-bas, ils auront six enfants, vivront dans la misère et subiront la xénophobie de l’Angleterre des années 1950-60. Peter devient alcoolique et s’absente régulièrement pour finir par un jour disparaître définitivement sans laisser de trace.
Kelly nous annonce alors une promesse alléchante : 1h30 d’enquête, un mystère à résoudre, un secret à découvrir. D’emblée, nous sommes intrigués par cette parole.

Kelly Rivière réussit la prouesse de rendre palpable l’invisible. 

Kelly Rivière est littéralement au plus près des spectateur·ices,. La scénographie, dans la lignée du théâtre pauvre (4 câbles avec des photos, un praticable en bois, un tabouret, une lampe de chevet et une pile de livres), coupe la scène en deux et la contraint à ne pouvoir se déplacer qu’en avant-scène. La comédienne assume aussi la part de vide en fond de scène. Cet espace vacant incarne la place de l’absence et du manque. Les disparu·es prennent finalement beaucoup de place.

Dès lors, elle va tisser un jeu entre visible et invisible. Avec un minimum de moyens, elle nous invite à nous projeter et remplir l’espace pour voyager avec elle. Au cours de cette quête généalogique, Kelly va incarner de nombreuses personnes : sa mère passionnée d’autobiographies de dictateurs, son père pantouflard, son frère qui doit arrêter la cigarette, des musiciens irlandais crooners, son fils candide, une vieille détective privée pète-sec… La comédienne nous présente, avec une fluidité et une précision déconcertante, une palette d’humain·es. La couleur marquée entre les différents personnages nous fait apparaître le monde pittoresque qu’iels incarnent. Par exemple, la scène de concert dans un pub irlandais où se rendent Kelly et sa mère est, malgré l’absence de décor, profondément visuelle. Nous voyons le jeu de drague entre le chanteur et la mère pince nitouche, nous entendons les habitué·es du pub trinquer à la Guinness, nous voyons la torpeur moite de la buée des carreaux. Kelly Rivière réussit ainsi la prouesse de rendre palpable l’invisible.

Travailler l’ineffable

Kelly Rivière capte les particules invisibles des secrets de famille et nous présente sur scène une histoire profondément humaine. On quitte la salle le cœur plein.

Toujours dans cette veine de représenter les traces de pas de l’elephant in the room, elle souligne comment le poids d’un secret ou d’un non-dit, peut modeler un corps, un caractère. Ce n’est pas se simplifier la tâche que d’être seule sur scène et pendant 1h30 parler de quelque chose dont on ne peut pas parler. Les personnages qu’elle incarne sont elles.eux aussi fuyants. Iels ne savent pas comment formuler les choses et préfèrent les laisser en suspens. Très peu aussi savent affronter leur sentiments. Ainsi, son père finira par quitter sa mère en catimini en déménageant un peu plus loin dans la rue mais en prenant tout de même soin de revenir pour les réunions familiales tous les mercredis et dimanches.

Tout au long de la pièce il y a très peu de confrontations directes, de crises de nerf, d’accrocs, de craquages, qui sont pourtant des thématiques très « théâtrogéniques ». Dans An Irish Story, l’émotion est enrobée d’humour et de pudeur. Cette émotion pleine de réserve, vient tricoter avec notre intériorité.  Là où nous étions au départ happé·es par la promesse d’un bon polar, nous finissons par dialoguer avec des sentiments profondément intimes. L’histoire de Kelly vient nous cueillir, en toute simplicité. Nous ne nous sommes pas méfié·es de l’eau qui dort.

  • An Irish Story, Kelly Rivière, Théâtre de Belleville, jusqu’au 30 janvier.

Crédit photo : David Jungman – An Irish Story