Il y a quatre ans, elle se faisait remarquer avec un premier roman, l’enflammé Ça raconte Sarah. Depuis elle a changé d’éditeur, passée chez Gallimard après le départ en retraite de son éditrice aux éditions de Minuit, Irène Lindon. Forcément, ça change un peu la donne en cette rentrée où elle revient avec un deuxième roman, Qui sait. Soit une quête d’identité personnelle en trois noms et autant de parties, qui n’en reste pas moins à la fois en continuité et en rupture avec le roman précédent. L’occasion en tout cas de revenir avec la jeune autrice sur son parcours depuis la publication de Ça raconte Sarah et d’évoquer son écriture.

On se retrouve alors à quelques pas du cimetière du Montparnasse – dans lequel la narratrice de Qui sait traque le mystérieux Jérôme et son fantôme – un jeudi matin d’octobre, quelques minutes avant d’apprendre qu’Annie Ernaux recevait le prix Nobel de littérature.

Mathieu Champalaune : On saura peut-être d’ici la fin de cet entretien qui reçoit le prix Nobel de littérature…

Pauline Delabroy-Allard : J’espère que ce sera Annie Ernaux ! J’ai tout lu d’elle et j’aime tous ses livres, qui ont été tellement importants pour moi.

En parlant d’honneur, à une toute autre échelle, votre premier roman, Ça raconte Sarah a connu un accueil exceptionnel et a été traduit dans le monde entier. Comment aborde-t-on un deuxième roman dans ce contexte ?

J’ai eu la chance de me remettre assez vite à l’écriture mais ce qui a différé de celle du premier, c’est d’être tétanisée par la réception. Sans me paralyser, cela m’a mise un peu en difficulté parfois dans l’écriture et il fallait que je m’en détache.

Entre ces deux romans, vous avez écrit des ouvrages pour la jeunesse ainsi qu’un texte poétique Maison tanière. Ces expériences ont-elles modifié votre rapport à l’écriture ?

Elles ont représenté des petites respirations, des bulles bienvenues au sein du tourbillon médiatique et promotionnel qui a suivi la publication de Ça raconte Sarah. J’ai été amenée à beaucoup voyager et à parler de ce livre, et au bout d’un moment le discours s’épuise. C’était agréable de sortir de cela et de découvrir d’autres milieux de l’édition, ceux de la littérature jeunesse ou de la poésie, et de faire ainsi de nouvelles rencontres.

Ces expériences représentent-elles aussi un désir de varier les écritures, vous qui avez commencé notamment par l’écriture sur le net, les réseaux sociaux, ou même la photographie ?

Je distingue vraiment les moments d’écriture des romans, où je m’isole, où j’ai besoin de prendre mes distances avec le monde, avec d’autres types d’écriture qui sont ceux du quotidien, que ce soit la jeunesse, la poésie, les photos, qui peuvent se concilier avec une vie matérielle. Je ne sais pas si les uns alimentent les autres, mais je fais cette distinction en tout cas.

Vous évoquiez la nécessité de l’isolement pour écrire, si Ça Raconte Sarah était d’abord le roman de la passion, du couple, Qui sait est davantage tourné vers l’intériorité, l’introspection. Pourquoi ce retour à soi si manifeste au sein même de l’écriture ?

Je vois ces deux romans comme constituant un diptyque. Dans le premier, la narratrice, qui n’a par ailleurs pas de prénom mais dont on peut se douter qu’elle est un alter égo, se perdait, se fondait dans cette passion amoureuse qui l’aspirait et la ravageait. J’avais envie dans ce deuxième roman, de créer un miroir avec une narratrice qui a cette fois un prénom, et même plusieurs alors que sa compagne non, et qui fuit même tout se qui peut sembler avoir un lien avec le couple, en traçant son chemin seule. C’était une manière de mettre les deux livres en regard, comme si mon double de papier pourrait prendre des chemins très différents.

Quel est alors votre rapport à l’autofiction, à laquelle on peut relier votre écriture ? Considérez-vous même vos livres dans ce genre ?

J’aime cette image de prendre le réel comme une terre glaise que je malaxe pour la modeler dans une fiction que j’ai envie de raconter.

J’ai fini par adopter ce terme car je n’en connais pas de meilleur, il dit les deux choses que j’ai envie de faire et que j’ai toujours faites : de l’autobiographie et de la fiction. J’aime me saisir de ce qui constitue moi-même ou ce qui m’entoure, ce que j’observe, que je tire de la vie réelle et quotidienne. Ce qui m’amuse, c’est le travestissement de tout cela. J’aime cette image de prendre le réel comme une terre glaise que je malaxe pour la modeler dans une fiction que j’ai envie de raconter. Je fais cela dans tout, en fin de compte, même dans les albums jeunesse. Je ne sais pas inventer des histoires, même si j’admire cela chez les autres. J’invente des choses mais j’ai besoin d’un socle de vérité pour écrire.

Envisagez-vous alors l’idée de semer des indices au sein de la fiction pour se raconter ?

J’aime énormément jouer. Mes livres sont truffés d’indices, dont certains ne peuvent être décryptés que par moi seule. C’est finalement plus entre moi et moi. J’aime créer des petits jeux au sein même du texte, comme dans Ça Raconte Sarah, où les derniers mots sont les mêmes que les premiers, ou comme l’illustrent aussi les titres.

Ce goût du jeu est-il aussi un moyen de prévenir la pudeur ?

C’est justement derrière ce masque du jeu que je peux me raconter. Parce que bizarrement, je suis une grande pudique et timide, et ce qui fait ma personnalité n’est pas vraiment dans mes livres. Je crois que les lecteurs ont le sentiment de me connaître en me lisant, d’avoir accès à ce qu’est ma vie, mais en réalité pas du tout. Comme j’ai aussi une grande activité sur Instagram, ceux qui me suivent ont l’impression de toute connaître, alors que ce que je publie est toujours choisi et ne reflète pas l’intégralité de ma vie. Là aussi, il y a le filtre de la fiction. Par les « story » d’Instagram, j’entends vraiment le terme story comme moyen de raconter une histoire. Il y a alors toujours ce biais : je prends ce qui m’entoure, mes proches et j’en fais autre chose, ça m’amuse énormément.

Dans Maison tanière, vos textes poétiques dialoguaient avec vos photographies. Est-ce un procédé que vous pourriez adopter dans vos romans ?

Non, les romans ce n’est que de l’écriture, c’est du sérieux. La photo c’est plus ludique, plus instantanée mais toujours retravaillée quand même, travesti.

On évoquait l’isolement et en écho à Maison tanière, qui disait l’importance d’un lieu pour écrire, il y a pour les narratrices de vos romans une recherche permanente d’une chambre à soi, d’un lieu où être seule. Dans Qui sait, c’est autant une grotte qu’une maison de campagne. À quoi cela correspond-il ?

C’est très autobiographique. J’ai le fantasme d’un lieu qui m’appartiendrait, peu importe sa taille, qui ne serait qu’à moi. Je le poursuis depuis toujours, je n’ai jamais été seule, j’ai très jeune eu un enfant dont je me suis occupée toute seule. C’est ce tiraillement que je raconte dans mes livres, entre le chemin d’une vie normale, avec tout ce que cela comporte, et le rêve de la fuite et de la solitude. Les deux sont tellement incompatibles que ça rend les narratrices zinzin.

Est-ce que finalement cet espace personnel, solitaire se trouve dans l’écriture, à défaut de se traduire dans la matérialité ?

Je le trouve seulement dans l’écriture de roman. J’ai cette solitude que je recherche, mais à quel prix. C’est très douloureux.

On sent au fond de votre écriture cette douleur, cette violence mais qui est doublée d’une recherche de légèreté. L’un ne va pas sans l’autre ?

Pour moi, l’un est la doublure de l’autre. Il n’y a jamais la pure douleur ou la pure joie, et c’est ce que j’ai eu envie de raconter. Dans Qui sait, il arrive à la narratrice un drame monstrueux, qui la laisse sans voix, et pour autant la vie est peuplée de rencontres diverses.

Pourquoi ne pas d’ailleurs avoir fait de ce terrible évènement le centre du livre ?

J’y ai beaucoup réfléchi mais cela relève de l’innommable. Lorsqu’on est parent, et encore plus femme car on le vit dans son corps, la perte d’un enfant à la naissance est irracontable. Je ne voulais pas me lancer dans ce type de récit, par respect et pudeur, mais je voulais en parler, ne pas en faire l’impasse, en trouvant un moyen de le faire, sans trop s’appesantir. Je n’ai notamment pas mis de dialogue entre la narratrice et sa compagne pour cette raison. Je voulais raconter surtout la volonté de l’esprit de s’échapper à la suite d’un tel évènement.

Le point de départ de Qui sait relève de l’identité, de ce qu’elle est fondée. Qu’est-ce qui vous intéressait dans ce thème, déjà si présent, sous divers formes et aspects, aujourd’hui ?

Ce qui m’intéressait vraiment c’était de raconter comment on se construit dans une famille où les parents sont là et aimants mais où le silence est roi, où il n’y a pas d’histoire, pas tant parce qu’il ne se passe rien mais parce qu’on n’en parle pas. La parole est coupée.

Raconter l’identité, comme le faire avec une histoire d’amour dans le cas de mon premier roman, c’est très banal et je me suis demandé si ça valait la peine de se lancer. Mais j’ai écrit ce livre pendant cette période très bizarre de la pandémie du Covid, qui nous a obligé, enfermés chez nous, à nous regarder dans un miroir. Je crois que tout le monde, à ce moment-là, a fait un point sur ce qu’il est. Ce livre est venu comme cela, peut-être aussi parce que j’ai 35 ans et que je suis au mitan de ma vie. Ce qui m’intéressait vraiment c’était de raconter comment on se construit dans une famille où les parents sont là et aimants mais où le silence est roi, où il n’y a pas d’histoire, pas tant parce qu’il ne se passe rien mais parce qu’on n’en parle pas. La parole est coupée. La question est d’autant plus pertinente au moment où l’on devient soi-même parent et qu’on essaye de transmettre quelque chose.

Y a-t-il eu des récits d’identité qui vous ont inspiré ?

J’ai une appétence pour ce genre de récit, mais c’est toujours délicat de dire ce qui nous inspire vraiment.

Il y a en tout cas un certain nombre de références que l’on retrouve, et puis, plus étonnamment, il y a Paul Claudel, qui est au centre de la troisième partie du livre. Était-ce un défi pour vous ?

J’avais envie de m’y coller. Le trajet de la narratrice est le mien, c’est un auteur qu’à priori je n’aime pas, que je n’ai pas envie d’aimer, notamment pour son rôle dans l’histoire de sa sœur Camille, même si j’ai tout de même le souvenir éblouissant d’avoir vu adolescente une représentation du Soulier de Satin alors que ça durait dix heures, et je ne peux pas nier que même si je suis athée, je peux être fascinée par son mysticisme. Avec Le Partage de midi, je me suis plongé dans son œuvre, je dis plonger car il s’est passé quelque chose de physique dans le corps, ce qui arrive rarement dans une vie de lecteur. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé avec ce personnage d’Ysé qui est au cœur de cette pièce, peut-être parce qu’elle est aimable, mais j’ai ressenti une familiarité, une amitié qui s’est produite avec elle.

Si cette dernière partie est placée sous le signe de Claudel, on peut avoir le sentiment que les deux autres le sont aussi en particulier avec d’autres auteurs : Marguerite Duras et Annie Ernaux pour la première, Hervé Guibert pour la deuxième. Était-ce volontaire ?

C’est là encore délicat de répondre. J’aurais envie de dire oui mais je n’ai pas la certitude de l’avoir eu à l’esprit en écrivant. Je n’ai pas fait en tout cas de plan de texte avec une partie durassienne, une autre guibertienne, mais cela relève certainement de l’inconscient.

De votre premier livre en deux parties et avec une forme assez fragmentaire, à celui-ci, en deux parties, de quelle manière écrivez-vous et composez-vous vos livres ?

J’ai écrit les deux livres dans l’ordre chronologique dans lequel on les lit. J’ai une architecture de base avec une scène d’ouverture et une scène de fin bien en tête et un déroulé entre les deux. Je savais pour Qui sait qu’il y aurait trois prénoms et donc trois parties, et je suis partie de cette ouverture à la mairie et de la fin avec la maison et le feu d’artifice. Au fil de l’écriture, je n’ai ensuite pas de plan particulier.

Vos deux romans fonctionnent un peu de la même manière dans leur progression tout en montée en tension débouchant sur une forme d’explosion finale. Vous évoquiez une conception en diptyque, est-ce que justement cette construction interne similaire participe de ce projet ?

Dans Ça raconte Sarah, c’est plutôt une implosion de la narratrice alors que l’explosion à la fin de Qui sait relève plus d’une volonté de faire une fin ouverte. Mais effectivement, la trajectoire est sensiblement la même, les deux narratrices finissent à cause d’un évènement malheureux, par connaître une forme d’errance, un repli sur elles-mêmes. Je pense que j’en ai maintenant terminé avec ce schéma-là et s’ouvre maintenant pour moi une autre narration.

La multiplicité de l’identité qui est au cœur de Qui sait résonnait-elle avec une volonté plus formelle ?

On m’a souvent dit sur ce livre qu’il y avait trois parties et donc trois écritures, pourtant je n’ai pas ce sentiment et je n’ai pas travaillé sur cela. Autant sur Ça raconte Sarah, il y avait une vraie division entre les deux parties, lapidaire dans la première alors que les phrases s’allongent davantage dans la deuxième, là ce n’était pas le cas.

Ce thème de l’identité était-il un moyen avant tout d’interroger le rapport entre un corps, à la fois incarné et évanescent, et une identité, une histoire ? Peut-on dire même que cette interrogation est au cœur de votre écriture ?

Il s’agissait de mettre en question le corps de la femme, même si je ne me suis pas appesanti sur cette histoire de grossesse, mais je me suis intéressée à ce que représente le corps de la femme par rapport à celui de l’homme. À un moment, la narratrice se dit que son alter ego est ce Jérôme qu’elle recherche, et elle a envie de se fondre dans son identité, mais c’est le corps qui l’en empêche, car c’est impossible de partager cela entre elle et lui. C’est également le corps de sa mère, elle ressasse aussi l’idée du corps mort dans le cercueil, du rapport à la lignée féminine. Et puis, il y a les cours de danse ou la piscine où elle se met à l’épreuve. Un corps qui souffre est un corps qui est vivant, c’est sa manière de se prouver qu’elle est en vie. C’est aussi l’habitat de l’enfant, de la mémoire familiale qu’elle n’a pas. Toutes ces scènes où elle marche dans la ville sont également décisives pour dire ce rapport au corps, tout comme l’importance des sensations.

Ces dernières années, vous vous êtes engagées sur des questions politiques liées au corps des femmes ou à la PMA. Ce rapport au corps au sein de votre écriture prend-il de ce fait une dimension particulière ?

C’est un sujet sur lequel je suis venu petit à petit, j’en avais peu conscience il y a quelques années, alors que c’est au cœur de la vie des femmes, sur ce qu’on peut faire. On est confronté à cela tout le temps. Ce sera encore plus au centre et explicite dans mon prochain roman. J’ai envie de me pencher davantage sur le sujet.

Dans Qui sait, la narratrice dit « J’écris pour ne pas faire autre chose. J’écris pour donner une contenance à l’existence. J’écris pour me dire que ça ira. J’écris pour me dire que ce n’est pas si moche. J’écris pour attendre que les jours passent, que la vie passe. J’écris pour occuper mes mains. » Peut-on dire que c’est aussi une définition de votre geste d’écriture ?

Oui, c’est hyper sincère, ce sont vraiment les raisons qui me traversent. Finalement, quand on y réfléchit, cette activité de l’écriture est quand même absurde. C’est beaucoup de temps, de solitude, de souffrance et je me demande pourquoi je m’inflige cela alors que la vie peut être agréable par ailleurs. C’est le genre de réflexion qui me parcourt quand je commence à écrire et me ramène à la vraie vie, parmi les vivants. Il était alors bon pour moi de lister qu’il y a tout de même de vraies raisons d’écrire et qu’elles sont valables.

Vous parliez de revenir parmi les vivants, à l’inverse vos romans, particulièrement celui-ci, sont peuplé de fantômes. Le roman est-il ainsi pour vous l’espace des fantômes ?

Pour l’instant, ça a été cela. Mais je pense qu’à nouveau j’ai fini ce cycle et que j’aurais à l’avenir moins besoin d’aller vers le monde des ombres et des morts comme cela a été le cas avec des plongées intenses.

Dans la troisième partie de Qui sait, vous imaginez un tournage à la Duras et il y avait dans Ça raconte Sarah de nombreuses références à des films. Auriez-vous le désir d’en réaliser un jour ?

C’est mon rêve. J’ai poursuivi des études de cinéma à la fac, j’ai réalisé des petits courts métrages mais j’ai tout arrêté quand j’ai eu un enfant. Peut-être un jour oui, mais en même temps, je n’arrive pas écrire de dialogues, il n’y en a ainsi jamais dans mes livres, donc c’est difficile d’imaginer écrire un film. J’aurais plein d’idées mais ce n’est à l’ordre du jour pour l’instant.

Il y a récemment une génération de réalisatrices, comme Rebecca Zlotowski ou Mia Hansen-Løve, qui ont une pratique similaire de partir d’une réalité plus ou moins intime pour en faire un film. Vous reconnaissez-vous dans cette pratique ?

J’adore leurs films pour la plupart, j’aime leur démarche et je trouve ça intéressant de voir comment elles font. J’ai l’impression qu’on fait un peu la même chose, ça me plaît que ça existe et j’espère que mes livres fonctionnent aussi bien que leurs films. Quand je les vois, à aucun moment j’ai envie de rechercher des informations sur elles pour savoir ce qui est vrai ou non. Ce qui m’intéresse c’est de voir leur petit bricolage, je trouve cela plaisant. Bon évidemment, avec le dernier film de Mia Hansen-Løve [Un beau matin], c’est assez transparent pour moi, parce que j’ai eu son père Ole Hansen-Løve [disparu en 2020 et que le film évoque] comme prof de philosophie. C’était un grand prof qui m’a tout appris, c’était un kantien, et les trois questions fondamentales de Kant [Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ?] qui reviennent dans Qui sait sont aussi une manière de lui rendre hommage.

Crédit photo : (c) Delphine Chanet