Orestie carnassière, Bowling Saturne oppose deux frères, Armand et Guillaume, l’un sadique, l’autre policier, autour du partage intolérable d’un lieu de deuil : le bowling hérité d’un père chasseur de gros gibier. Dans ce film noir qui fleure bon la testostérone malade, un seul fauve sert à en cacher bien d’autres.

À Dieu qui demande à Caïn où se trouve Abel, le fratricide répond par une autre question : “Suis-je le gardien de mon frère ?”. Cet échange biblique avorté imprime implicitement sa marque sur Bowling Saturne, qui fait précisément état d’un dialogue impossible entre deux frères hantés par le fantôme accablant d’un père, chasseur de fauves récemment décédé, dont l’appartement déborde de tableaux coloniaux et de proies empaillées. Le fils légitime, le policier Guillaume (Arieh Worthalter), en hérite, ainsi que d’un bowling dont il laisse la gérance à son demi-frère rejeté, le bâtard Armand (Achille Reggiani). Ce dernier se met rapidement à observer les clientes d’un peu trop près. 

« Suis-je le gardien de mon frère ? »

En effet, telle est la violence tapie dans ce bowling turgescent qu’elle lance ses cris au loin : elle rugit jusque dans l’appartement paternel où Armand se transforme en monstre, jusque chez les chasseurs qui hantent l’établissement comme les démons hantent l’Enfer – mais aussi, retournement anti-manichéen au possible, jusque dans le commissariat où œuvre le bon Guillaume. Il s’avère qu’au-delà du bowling, les frères partagent surtout une similaire âpreté. Peut-être sont-ils symboliquement atteints de saturnisme – soit l’intoxication au plomb, celui des fusils du père ? Grâce à la photographie de Simon Beaufils, ce retournement dramaturgique naît de la couleur. Alors que l’atmosphère interlope du bowling, traversée par le regard carnassier d’Armand, semblait accaparer une palette en rouge et bleu, la voilà tout à coup, dans la seconde moitié du film, du côté des phares de la police. Mazuy l’indique ainsi : dans la masculinité, point de bon grain à séparer de l’ivraie. Le Mal couve, y compris chez Guillaume, dont le regard devient féroce dès qu’il est menacé par sa hiérarchie. Lui et Armand sont demi-frères, comme Néron et Britannicus dans la tragédie de Racine. Rien ne saurait mieux signifier le troublant rapport d’altérité et d’identité entre deux hommes qui se reconnaissent, sans pour autant s’éprouver comme frères, par le partage d’une même bestialité. 

Dans la masculinité, point de bon grain à séparer de l’ivraie.

« Mais il reste à savoir si ces actions sont de l’homme, et s’il y est, quoiqu’il paraisse y être ». Ces mots de Diderot dans La Religieuse décrivent l’état d’une absence radicale à soi. Ils résonnent dans le vortex qu’ouvre Bowling Saturne, tels un de ces cadavres de femmes qu’Armand glisse froidement dans son vide-ordure. De ce boyau métallique et tortueux jaillit le trou noir qui tire à lui les cercles concentriques de Bowling Saturne : la dévoration, physique et psychique. Le film s’ouvre sur un kebab avalé à la va-vite par Armand et se termine sur un effondrement (souvenir de Travolta et moi). Entretemps, que de boules avalées par les pistes luminescentes du bowling, que de bêtes traquées, que de femmes assassinées puis décomposées par l’humus et que d’amour, rongé par la haine qui oppose Armand et Guillaume. Un seul combat n’aura pas lieu : entre l’humain et la bête qui loge en lui, le film invite à lire, plutôt qu’une dévoration à sens unique, un système de cohabitation fait d’incessants va-et-vient. Et l’invisible père, le stoïque Saturne, trône sur ce désastre, se repaissant symboliquement de ses enfants comme Armand d’un kebab, avec l’appétit du Saturne dévorant un de ses fils de Goya. Dans cette circulation, la thématique générale de la dévoration vaut aussi par la place ambiguë qu’elle réserve aux femmes.

Où sont les femmes ?

Bowling Saturne est un film dans l’air du temps : l’insoutenable séquence de féminicide suffirait à le démontrer. À cet égard, Patricia Mazuy a toujours été en avance, cela ne surprend pas. Les forces de l’ordre, comme dans le précédent Paul Sanchez est revenu, se révèlent impuissantes à freiner le Mal qui court les rues : erre d’un film à l’autre le même personnage de femme éplorée que la police, gênée, écarte. Toutefois, Bowling Saturne se hisse à l’inactuel, dans le meilleur sens du terme, dans la mesure où il n’est pas purement contextuel. Armand et Guillaume s’y toisent comme les héros tragiques d’un western urbain ; les femmes sont écartées de cet antagonisme (comme Xuan, la petite amie de Guillaume, à la fin du film) parce qu’elles servent surtout à révéler la violence. Loin de bâtir la féminité comme une positivité rassurante (idée à laquelle inviterait le personnage de Xuan qui œuvre à la protection des bêtes sauvages), Mazuy en fait une périphérie ambiguë, solide quoiqu’isolée, construite en creux du domaine masculin et de ses rites. En outre, assimilées à des lions de façon répétée, elles se révèlent elles aussi des prédateurs, actives dans leur recherche d’une proie : même chez Gloria qui finit victime d’Armand s’exprime un désir réel.

Face aux jeux du désir, le spectateur est invité à devenir lui-même un fauve.

Dans ce cadre, quid du regard du spectateur lui-même ? La séquence dans laquelle un film de chasse, tourné du point de vue du père, est projeté dans le bowling, incitant Armand à tuer à nouveau, interroge notre position de voyeur. La réversibilité est le maître mot de ce film complexe. Face aux jeux du désir, opérant dans la scène centrale de jouissance et de meurtre, le spectateur est invité à devenir lui-même un fauve. En même temps qu’il erre inquiet, jappant face aux images, tel ce chien terrifié par la violence meurtrière d’Armand, souvenir des dernières minutes de L’Argent de Robert Bresson.

Au masculin sincère

Si certains indices invitent à rapprocher Bowling Saturne de Paul Sanchez est revenu (la présence d’Achille Reggiani par exemple, le cadre de l’enquête policière ou encore le groupe des chasseurs), c’est paradoxalement Saint-Cyr qu’il éclaire d’une lumière singulière. Il serait aisé de les opposer : film de femmes contre film d’hommes. Mais dans ces deux longs-métrages demi-frères eux aussi, les contraires s’annulent et la gémellité pointe. S’y condense le propos essentiel du cinéma du Patricia Mazuy : le redoutable surgissement des passions en-deçà, ou plutôt à cause, d’un cadre de contrôle. Rien d’étonnant à ce que la cinéaste ait fait émerger cette question des marais fangeux du pensionnat de Saint-Cyr tant elle imprègne toute la littérature et la pensée du Grand Siècle. Mais Saint-Cyr met en œuvre d’un point de vue thématique, via un scénario situé au XVIIe siècle, ce que Bowling Saturne réalise cette fois principalement du point de vue de la mise en scène. Les tragédies raciniennes représentées dans le premier film ont envahi l’écriture de la cinéaste au point que c’est désormais dans sa structure même que Bowling Saturne nous les fait entendre. En effet, du classicisme ténébreux de ce film noir coupé en deux, au scénario réglé comme une horloge, affleure puissamment son véritable sujet : le dérèglement pulsionnel.

Bowling Saturne, point d’aboutissement du cinéma de Patricia Mazuy ? Oui. La tourbe passionnelle ménage un chemin rectiligne au milieu des marais, de l’ours empaillé hantant la salle de classe de Saint-Cyr jusqu’à la fauve sauvagerie d’une Orestie lamée de rouge et bleu. 

Bowling Saturne, un film de Patricia Mazuy, avec Arieh Worthalter, Achille Reggiani, en salles le 26 octobre.