La dernière création des Wonderbiches, intitulée L’oubliée du cimetière de Greenwood, se présente comme rien de moins qu’une « comédie romantique fantastique lesbienne » « qui se transforme le temps d’une rêverie en comédie musicale ». Et c’est très exactement ce qu’elle est. Elle ne joue plus que ce samedi au Théo Théâtre et si cette présentation ne vous suffit pas à vous faire prendre votre place, laissez-moi vous en conter davantage.

Recette fantastique façon jeune création

L’histoire se passe dans un minuscule cimetière américain délaissé du monde. Le cadre vous semble étrange pour une romance ? C’est que Julie, notre héroïne, est fossoyeuse de profession. Bien qu’elle n’ait jamais personne à enterrer, elle tient compagnie et sert de source de divertissement aux quatre morts de Greenwood : un général de l’Union décédé lors de la Guerre de Sécession, une sœur et un frère jumeaux immigrés d’Irlande et morts dans les années 1930, et une hippie militante vegan morte dans les années 1970. Grâce à sa pelle de fossoyeuse, Julie est la seule à voir et entendre ces fantômes. Ceux-ci n’ont rien d’effrayant, et l’on découvre au fil de leurs interactions autant de personnages originaux et attachants.

A eux cinq, Julie et ses morts semblent constituer un microcosme heureux, une famille dépareillée.

A eux cinq, Julie et ses morts semblent constituer un microcosme heureux, une famille dépareillée, pas tout à fait choisie mais où chacunE accepte les autres et leurs défauts – malgré quelques inévitables chamailleries. Mais bien vite, le drame s’invite dans la vie paisible du cimetière. Le monde extérieur s’incruste à Greenwood et vient y faire planer un double péril: tandis qu’un entrepreneur veut racheter le terrain et faire disparaître les tombes, une danseuse ravit le cœur de Julie et menace de l’entraîner loin de ses morts, vers le monde des vivants.

Une créativité crue qui ne sait éclore que dans la contrainte extrême.

On découvre ainsi un récit très riche au milieu d’un décor qui au contraire respire l’économie de moyens, mais qui n’en est pas moins tendre et touchant – à l’image de la pièce. Pour nous plonger dans le fantastique, les Wonderbiches emploient tous les moyens à leur disposition : des lumières oniriques, quelques airs de guitare parfois accompagnés d’une chanson, une chorégraphie de claquettes et un numéro musical « façon Broadway » simple et émouvant. J’ai finalement retrouvé dans L’oubliée ce qui fait pour moi toute la saveur de la jeune création théâtrale : une créativité crue qui ne sait éclore que dans la contrainte extrême.

Jusqu’à ce que vie s’ensuive

Si l’aspect comédie romantique de L’oubliée est finalement assez timide (ce que j’ai un peu regretté), c’est qu’il est en fait prétexte à aborder un thème bien trop réel : celui de la peur de vivre. De prime abord, l’héroïne semble « hantée » par un sens du devoir hypertrophié : devoir de mémoire, qu’elle honore par son métier de fossoyeuse ; devoir envers sa famille d’élection, dont elle s’acquitte en entretenant le cimetière et en la divertissant de ses récits ; devoir d’héritage, celui qu’elle a reçu de l’ancien tenant de Greenwood, son patron, disparu du jour au lendemain en la laissant en charge du cimetière et de ses habitants. Et en effet, Julie prend garde à ne pas oublier – au point de s’oublier elle-même, comme l’indique le titre. A trop se perdre dans la mémoire des autres, elle ne crée pas ses propres souvenirs.

Suivre l’amour va revêtir un aspect terrifiant : celui de s’autoriser l’existence.

Mais si c’était justement son but ? En faisant du cimetière son travail, son hobby, son domicile, son cercle d’amiEs et sa famille même, Julie n’a pas de vie hors de ce lieu de mort – hormis ses courtes virées au cinéma, qui offrent à son regard d’autres aventures qui ne sont pas les siennes. Jusqu’à rencontrer l’amour, Julie ne vit ainsi que par procuration. Dès lors, suivre cet amour va revêtir un aspect terrifiant : celui de s’autoriser l’existence.

En apprenant à connaître peu à peu la fossoyeuse, on découvre en elle bien des peurs auxquelles s’identifier. La peur de l’échec, celle de se décevoir ou de décevoir les autres, celle de la peine et du chagrin. On sent peser sur elle des fardeaux bien communs, le poids des attentes parentales ou sociétales, un impératif conformiste, qui tente de s’imposer lui aussi comme un devoir. Julie ne vit pas – elle fuit. Elle s’illusionne en se racontant que Greenwood a besoin d’elle, quand c’est elle qui dépend de lui. Dans sa lutte interne, très freudienne, entre la mort incarnée par le cimetière et la vie incarnée par l’amour, saura-t-elle remplir le seul devoir qu’elle doit à l’existence : celui de faire le deuil de son enfance ?

  • L’oubliée du cimetière de Greenwood, une comédie romantique des Wonderbiches, texte de Renaud Besse-Bourdier, mise en scène de Cécile Parichet, à retrouver au Théo Théâtre (Paris) du 14 février au 18 avril 2023, tous les mardis à 20h (relâche le 28 février).