Du 4 au 14 octobre, l’artiste et performeuse israélienne Michal Svironi installe son atelier au Mouffetard pour Carte Blanche, un seule en scène plein de couleurs qui s’inscrit dans une saison placée sous le signe de la famille et de ses évolutions.

Théâtre de peinture

Que cache ce grand panneau brun clair sur lequel on a dessiné les contours d’une famille aux couleurs fanées ? On ne tarde pas à le découvrir alors que, d’un coup sec, la photo se déchire en deux pour laisser apparaître Michal Svironi – avec pour seul appareil une toile qu’elle tient collée contre sa poitrine, comme une pancarte, premier signe de la révolte. Autour d’elle, la scène est peuplée d’autres toiles, petites et grandes, de rouleaux de papiers imprimables, d’un chevalet, de pinceaux et de pots de peinture. Beaucoup de pots de peinture. En cette soirée de première – et ce jusqu’au 14 octobre – le Mouffetard sera l’atelier de Michal. Un endroit à la fois intime et ouvert, propice à la rencontre avec le public ; un endroit où la peinture rencontre le body art, le clown, le mime, la marionnette – et même la chanson. Ce « théâtre de peinture » (paint-theatre) comme aime à l’appeler l’artiste, est avant tout une performance graphique, un langage multidimensionnel qui se déploie dans le fragile canevas que forment des fils de laine écarlates, tendus de cour à jardin pour l’occasion.

Dès les premières minutes du spectacle, Michal Svironi rend hommage à Frida Khalo, en se livrant à l’exercice périlleux d’un autoportrait à l’aveugle et sans pinceaux. Performeuse, jusqu’au bout de ses ongles – avec lesquels elle prend un malin plaisir à griffer ses toiles – elle a décidé de nous offrir un show, une prouesse, dont on elle nous garantit que l’on voudra se souvenir. Un procédé clownesque à mort qui rappelle que cette artiste a été formée sur les bancs de l’École Jacques Lecoq. À Frida, elle empreinte aussi la naïveté et la détermination, ce regard noir et franc qui s’obstine à regarder les choses en face : la fragilité des corps, d’une famille dans laquelle on ne trouve pas sa place, ou d’un enfant face à la mort qui se pointe toujours trop tôt.

À Frida, elle empreinte aussi la naïveté et la détermination, ce regard noir et franc qui s’obstine à regarder les choses en face.

Né en 2018, Carte Blanche tourne autour du monde et repeint les murs des espaces qui l’accueillent. Au Mouffetard, les toiles de Michal Svironi ont été savamment disposées comme un parcours préambule au spectacle. Si on les regarde distraitement avant d’entrer dans la salle, ils nous aimantent les yeux lorsque l’on en sort tant leurs voix résonnent à nos oreilles. Quel rapport avec la marionnette ? S’étonnera-t-on. Et bien c’est justement cela, cette capacité à donner vie à l’inanimé par une manipulation qui est autant celle de l’objet que celle du public, invité à découvrir ce qu’est le paint-theatre : un spectacle de papier qui fait littéralement surgir les âmes de toute les surfaces planes possibles.

Comme une pierre qui roule

« Nos vies s’écrivent selon un schéma porté par une histoire familiale souvent complexe, tantôt épanouissante, parfois troublante, mais qui nous laisse rarement indifférents. Comment s’émancipe-t-on ? » s’interroge Isabelle Bertola dans le programme de la saison du Mouffetard. Or c’est précisément cette question que Michal Svironi s’échine à élucider, elle qui a reçu la mort en héritage et qui refuse de se laisser aspirer par le « trou noir » dans lequel ses ancêtres ont mystérieusement « disparu ».  L’acte de résistance de la performeuse est rouge et bleu, comme les vaisseaux sanguins dont les ramifications hasardeuses annoncent le motif de l’arbre de vie – fragile certes – mais porteur d’espoir.

« Nos vies s’écrivent selon un schéma porté par une histoire familiale souvent complexe, tantôt épanouissante, parfois troublante, mais qui nous laisse rarement indifférents. Comment s’émancipe-t-on ? »

Dans cet entrelacs de fils rouge sang qui assure la continuité esthétique du spectacle, il y aussi les liens familiaux – ceux que l’on n’a pas connu, ceux qui nous étouffent et nous font respirer à la fois, ceux que l’on coupe, ceux que l’on crée et qui s’effacent aussitôt. « I’m like a rolling stone », murmure l’artiste avant de confier sa pelote rouge à un inconnu dans le public, comme pour rappeler par ce lien que cette recherche n’est pas seulement la sienne, mais bien celle d’un idéal commun. La voilà comme une pierre qui roule dans la tradition figée, une trajectoire aléatoire dans une famille au destin tragiquement linéaire. Comment être soi, être libre, quand chacune de nos cellules a été programmée ?

« History repeats itself » chante une voix féminine alors que sur une grande bande de papier blanc, Michal Svironi plaque et replaque le portrait souriant de sa fille. Une impression répétée, quasi industrielle, qui est le principal ressort dramaturgique de la pièce et la matière première de ce spectacle. Chaque soir de représentation, elle dessine les portraits de ses parents et leur redonne vie dans un numéro mémorable, une chanson absurde sur les « to do lists » que l’on reçoit comme un acte fulgurant d’amour multicolore. Pour eux, il n’y aura pas de trou noir.

Cabaret macabre

« Je n’aime pas les séparations » répète Michal Svironi à qui veut l’entendre. Et on veut bien la croire, à en juger par l’incroyable énergie qu’elle déploie pour resusciter les morts. Carte Blanche, comme son nom l’indique, c’est cette autorisation que l’artiste s’octroie enfin d’inviter qui elle veut sur le plateau. Chaque personnage a donc son numéro, comme dans un cabaret bien rodé qui ne serait peuplé que de fantômes à la présence étonnamment réelle. Un cabaret que l’artiste, en bonne maîtresse de cérémonie, anime sans quatrième mur et à un rythme effréné.

On le comprend assez vite, l’art de Michal Svironi n’est pas psychologique. Au contraire, il créé des images qui émergent de l’action spontanée, d’une relation unique et momentanée avec un public – comme au cabaret. On reconnait ici la philosophie de Meera Hashimoto, auprès de laquelle l’artiste s’est formée et pour qui peindre est avant tout un geste ludique et conscient du moment présent.

L’art de Michal Svironi créé des images qui émergent de l’action spontanée, d’une relation unique et momentanée avec un public – comme au cabaret.

Or c’est peut-être à cause de cette sur-conscience de l’action, que la petite fissure poétique qui permet à nos imaginaires de nous faire oublier que nous sommes là, à regarder un spectacle, n’a pas l’espace de s’ouvrir. Une brèche se créé pourtant, lorsqu’une marionnette muette en mousse surgit d’un tableau, échappée impromptue aux portes de la fiction. Mais cette respiration salutaire disparaît bien vite pour nous relancer dans le tourbillon des numéros qui s’enchaînent.

Enfin, on retiendra de cette première la standing ovation franche et immédiate des deux premiers rangs, peuplés de lycéens conquis, que ne tarderont pas à rejoindre les autres spectateurs. Mission accomplie donc, pour cette artiste dont il faut saluer la fougue et la saine folie qui permettent de montrer une fois de plus l’incroyable étendue du champ des disciplines que recouvre la marionnette. Et l’importance du combat du Mouffetard pour en témoigner.

  • Trailer
  • Du 4 au 14 octobre 2023 (Mardi au vendredi : 20h ; Samedi : 18h ; Dimanche : 17h) au théâtre Le Mouffetard – CNMa
  • Durée 1 h
  • Écriture et interprétation : Michal Svironi
  • Co-écriture et musique originale : Johnny Tal

Crédit photo : © Dan Ben Ari