Aujourd’hui, nous continuons notre chronique des pépites découvertes lors de la 11ème édition du Festival Fragments avec le groupe Chiendent, un duo absurde et savoureux formé par Nadège Cathelineau et Julien Frégé. Partition cartoonesque et millimétrée, la maquette de leur nouvelle création Tout va bien est déjà une petite merveille d’humour noir, un antidote excessif et technicolore à l’effondrement.

Le parti pris d’en rire

Dans cette pièce sur le changement climatique, vous n’assisterez pas à une catastrophe naturelle. Il n’y aura pas d’apocalypse, de tsunami dévastateur, ni d’exil salvateur vers une autre galaxie. Non, rien de spectaculaire vraiment si ce n’est l’absurdité de la situation : après plusieurs spectacles et aucune nomination aux Molière, Nadège Cathelineau et Julien Frégé ont décidé de parler d’écologie pour devenir célèbres. Riche idée, le thème est porteur. Pourtant, la voie que prennent ces deux clowns en ponchos de pluie et lycras psychédéliques nous laissent sceptiques. Iels l’ont décidé, ce sera une comédie. Un chemin glissant, mais le seul possible pour Nadège et Julien qui, comme 75% des jeunes de 16 à 30 ans, souffrent d’un mal-être écologique qui les empêchent de se projeter dans l’avenir : « On est allés sur Wikipedia, on a lu que le meilleur moyen pour combattre le stress c’est le rire alors on a décidé de se lancer dans la comédie. » Rire plutôt que faire l’autruche face aux discours catastrophistes – le projet paraît finalement plein de bon sens.

« On est allés sur Wikipedia, on a lu que le meilleur moyen pour combattre le stress c’est le rire alors on a décidé de se lancer dans la comédie. »

Du genre comique on retrouve tous les ressorts : un registre bas, porté par une humanité commune – ici les alter egos bien barrés des comédien·ne·s – aux préoccupations parfois poétiques, mais le plus souvent assez prosaïques. Nadège traverse une crise existentielle devant son incapacité à savoir si elle aime vraiment « lécher des trous du cul » tandis que Julien consulte une psychiatre pour mettre des mots sur sa bisexualité. Bref, on se dit assez vite que malgré leurs efforts pour éco-concevoir leur spectacle, ce n’est pas avec ces deux-là que nous sauverons le monde. Et pourtant.

Pourtant, l’humour décalé de cet improbable duo produit un effet prodigieux sur nos esprits éco-anxieux. Sans nous anesthésier façon comédie hollywoodienne, nous sommes saisi·e·s par l’intelligence d’une écriture truculente qui nous provoque autant qu’elle nous désoriente, et qui par son extrême vivacité nous sort de notre paralysie climatique. Le parti pris de désarticuler le récit, de le « dépolariser » montre par ailleurs adroitement la multiplicité des déterminismes que nous subissons au quotidien (hétéronormativité, consommation de masse, etc.) et dont on comprend au fur et à mesure qu’ils sont loin d’être étrangers à la crise climatique et à l’effondrement systémique que les deux protagonistes traversent – même s’iels n’en ont bien sûr qu’une vision fragmentaire.

Faire le bilan

Pour Nadège et Julien, l’heure est au bilan. Celui d’une planète en “crise”, d’un couple en “crise”, d’une identité en “crise”. Sur les choix de mise en scène flotte comme un parfum postapocalyptique beckettien qui rappelle le fond tragique de l’univers d’Oh les beaux jours. Tout comme Winnie et Willie, les personnages de Tout va bien évoluent dans un no man’s land : leur espace vital est limité à un carré de lumière duquel il leur est impossible de sortir. Le reste du plateau est plongé dans une sorte de néant. Une fois hors du champs éclairé, il et elle ne sont plus que des ombres à peine distinctes. Et si la crise devenait un rituel, cet espace de lumière dans lequel on entre pour se métamorphoser et se confronter à l’altérité ?

À l’effondrement du monde et du soi, répond celui de la langue, que l’on divise, coupe, hache et atrophie jusqu’à la réduire à l’état d’onomatopées scatologiques dans la bouche de la psychiatre. Ce procédé déconcertant, là encore cher au père de Godot, marque autant un rejet de la norme théâtrale que l’absurdité de la condition humaine face au défi qui la dépasse.

« Considérer le théâtre comme un lieu de déculpabilisation des complexes intimes où la honte solitaire quotidienne de l’individu face à la norme, peut, le temps d’un spectacle, s’affaisser. »

Toutefois, pas question de sombrer dans un nihilisme stérile. Au contraire, le groupe Chiendent s’amuse et détourne cette dramaturgie du vide avec adresse pour écrire sa propre climate fiction, un récit qui trouve son salut dans l’être ensemble et dans la mise en partage de nos petites névroses où germent parfois de grands rêves – et pourquoi pas des solutions. Sur le site des Chiendent, on lit que leur théâtre se conçoit comme « un lieu de déculpabilisation des complexes intimes où la honte solitaire quotidienne de l’individu face à la norme, peut, le temps d’un spectacle, s’affaisser. » Or comment résoudre la crise climatique aujourd’hui sans cet aveu de faiblesse nécessaire, cette mise au repos de nos égos fatigués et en souffrance ?

Poétique du couple

On l’a compris, l’enjeu du regard de l’autre est primordial dans la mise en système de la crise climatique que propose la pièce. C’est précisément l’objet du travail de cette compagnie qui construit, depuis 2015, une sorte de poétique du couple que les alter egos de Nadège Cathelineau et Julien Frégé peaufinent à chaque spectacle.

Dans cette nouvelle création, la séparation du couple est consommée (voir le diptyque précédent Inconsolable(s) et CHIEN·NE). Pourtant les mécanismes de l’intimité fonctionnent encore : il finit ses phrases, elle sait appuyer là où cela fait mal, il la pousse dans ses retranchements, elle lui redonne confiance. Cette complicité merveilleuse est exécutée avec une précision quasi chirurgicale, fruit d’une collaboration fertile et d’une maîtrise virtuose des mécanismes du rire à la Laurel et Hardy : un amour vache mais tendre.

Cette complicité exquise est exécutée avec une précision quasi chirurgicale, fruit d’une collaboration fertile et d’une maîtrise virtuose des mécanismes du rire.

D’autres, à l’instar de mon voisin, les compareront peut-être à Shirley et Dino, stars incontestées du Plus Grand Cabaret du Monde. Même combat me direz-vous – sur un territoire dramaturgique qui ne semble pas si éloigné de la pratique des Chiendent puisqu’iels prennent un plaisir évident à jouer sans quatrième mur.

Enfin, ce fragment annonce un spectacle qui sous ses airs survoltés tiendra peut-être plus d’une méditation que d’un happening militant. Une méditation sur notre temps, sur notre rapport au monde et à ses normes – et sur le théâtre aussi, avec des emboîtements d’énonciation qui créent des effets de miroir, poussent la satire et diffractent la compréhension de ce que nous sommes en train de vivre. Nadège Cathelineau et Julien Frégé seront-iels enfin nominé·e·s ? On a toutes les raisons de l’espérer : après tout Molière aimait la farce, surtout lorsqu’elle était amère.

  • Artistes associés au CDN de Normandie-Rouen
  • Prochaines dates : 21 novembre 2023 – À L’éclat, Scène Conventionnée, Pont-Audemer (27)
  • Conception, écriture, mise en scène et jeu Nadège Cathelineau et Julien Frégé
  • Dramaturgie et collaboration artistique Séphora Haymann
  • Scénographie, costumes Elizabeth Saint-Jalmes
  • Création lumière Cyril Leclerc
  • Création son ella sombre
  • Régie générale et lumière Marie Roussel

Crédit photo : © Céline Fouchereau