Pour la seconde année consécutive, Zone Critique vous emmène au Festival Fragments, une rencontre incontournable qui permet à douze compagnies de défendre leurs créations en trente-cinq minutes chrono face à un public de professionnel·le·s. Aujourd’hui on vous parle du Cimetière des Éléphants d’Héloïse Janjaud, une pièce loufoque sur l’euthanasie où la matière autobiographique se mêle subtilement à la fiction pour éclairer un sujet brûlant d’actualité.

Live show

Un canapé et deux fauteuils un peu gauches se serrent les coudes sur la scène du Grand Parquet pendant que le public s’installe. Ils sont le seul décor de cette maquette présentée pour la première fois, après seulement dix jours de répétition. La tension est palpable. Assise devant moi au premier rang, une femme aux cheveux courts grisonnants attend le début du spectacle, sereine. Elle s’appelle Laure Boyer, elle est artiste peintre, psychologue et aujourd’hui elle jouera son propre rôle. C’est avec son histoire que nous entrons d’abord dans cette pièce, avant d’être projetés sans transition sur un plateau télévisé qui rappelle l’émission « C’est mon choix ». Au son d’un jingle un peu cheap, on découvre une présentatrice au sourire Colgate figé et une brochette d’invités plus ou moins à l’aise mais déterminés à en découdre. Leur point commun : ils veulent tous mourir. Ajoutez à cela un psychologue de plateau (Paul Meynieux), une accompagnante au fond du sceau (Benicia Makengele), un amoureux transi (Diego Colin) – et le casting est au complet, prêt à faire exploser l’audimat.

Une présentatrice au sourire Colgate figé, un jingle un peu cheap et une brochette d’invités plus ou moins à l’aise mais déterminés à en découdre. Leur point commun : ils veulent tous mourir.

Comme si cette situation farcesque ne suffisait pas, Héloïse Janjaud pousse le vice et ajoute le regard d’une caméra dont les angles impudiques ne cessent d’appuyer l’absurdité de cette émission curieusement morbide. On frissonne de gêne devant les gros plans pathétiques : une main qui se pose sur une épaule, un regard faussement compréhensif, des chaussures à scratch, symbole ultime d’une vie qui ne vaut plus la peine d’être vécue. Ce dispositif fonctionne à merveille car il nous permet, sans nous faire loucher, d’être à la fois plongés dans l’action de ce qui se passe sur scène et à une saine distance, derrière notre écran. Mieux : il attise tous nos sens, nous mettant à l’affût des angles morts, des moindres recoins de cette réalité malicieusement augmentée.

Toutefois, l’autrice et metteuse en scène ne se laisse pas enfermer dans les clichés du PAF et s’affranchit vite de l’exercice du pastiche. Il n’y aura pas de fausse publicité ou d’appel à un ami. En revanche, il y aura du conflit, du rêve, du chaos et du jeu. Beaucoup de jeu. On salue ici la prise de bec franche et généreuse de Lucie Mancipoz et Benicia Makengele, deux comédiennes qui ne trichent pas et qui nous rappellent que nous sommes bien au théâtre. Pourtant, quand la baston générale fait enfin place à l’abattement, le direct reprend le dessus et on relance la machine infernale avec un texte rythmé et des mots qui comblent le vide. À la télé, le silence n’existe pas.

Trois injections

On a longtemps cru que les éléphants d’Afrique se rendaient eux-mêmes dans un « cimetière » pour mourir quand le temps était venu. Une croyance révolue aujourd’hui mais qui constitue le cœur de la réflexion proposée ici, comme on peut le lire dans le texte de présentation du spectacle : « Dans certaines cultures amérindiennes, les ancêtres sentant la mort venir décidaient de s’isoler de leurs familles et de partir mourir ailleurs, dans la dignité, laissant à leur entourage une dernière image pleine de vie. » Laure l’a dit d’entrée de jeu : elle ne veut pas finir dans un « mouroir », elle ne veut pas qu’on l’habille, ni qu’on la déshabille. Elle ne veut pas qu’on la « torche ».

Or en France, comme nous en informe le psychologue de l’émission, l’euthanasie est encore illégale, bien qu’un avant-projet de loi en cours puisse bientôt changer la donne. Ancrée dans le débat politique (cet avant-projet date de septembre 2023), la pièce prend clairement le parti de la légalisation. Toutefois, parce qu’elle est tissée dans la toile de l’intime, elle pose une question qui le contredit presque aussitôt : comment supporter le vouloir-mourir de l’autre ?

Ancrée dans le débat politique, la pièce prend clairement le parti de la légalisation. Toutefois, elle pose une question qui le contredit presque aussitôt : comment supporter le vouloir-mourir de l’autre ?

Pour lutter contre ce vertige, autant explorer à fond de quoi il retourne. Place aux témoignages qui prennent des formes aussi diverses que les profils représentés. Celui-là n’attend plus rien, celle-ci veut partir digne, cette autre prépare des adieux mémorables couronnés d’un mariage qui la liera à jamais à l’amour de sa vie – « à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion » aurait dit Barthes. Dans le récit d’une mort choisie en territoire belge, on apprend qu’il suffit de trois injections, trois coups de brigadier, pour que le rideau se lève enfin.

Brouiller la frontière entre la vie et la mort

Or c’est bien ce qui est derrière le rideau que l’on cherche ici à découvrir, cet autre côté du miroir où le réel flirte avec la fiction, la vie avec la mort. Là encore, la mise en scène prouve son intelligence avec une transformation progressive de l’espace qui peu à peu dilate le cadre du plateau de télévision pour laisser filtrer le rêve. « Take my hand, Take my whole life too » chante un vieillard retrouvant sans crier gare sa jeunesse dans un souvenir. Cette reprise karaoke inattendue, presque saugrenue, d’un des plus célèbres morceaux du King, nous fait découvrir la voix singulière de Thomas Fera, dans un moment de cabaret qui réchauffe l’ambiance.

Là encore, la mise en scène prouve son intelligence avec une transformation progressive de l’espace qui peu à peu dilate le cadre du plateau de télévision pour laisser filtrer le rêve.

Discrète, la femme aux cheveux gris n’a toujours rien dit. Pourtant c’est elle qui, une nouvelle fois, va nous permettre de franchir le seuil de la fiction, dans une reconstitution quasi cinématographique de l’un de ses souvenirs. Autour d’elle, des figurants viennent peupler le plateau qui se transforme en un clin d’oeil en studio de tournage. Une autre réalité s’installe alors, portée par Laure Boyer, dont la seule présence suffit à effacer toute trace de cynisme dans cette histoire à l’humour pourtant acide. Docilement, elle laisse la présentatrice aux lèvres trop rouges l’embrasser sur le front. Qu’importe, tant qu’on la laisse partir. Si cette pièce est un chemin de résilience pour les uns, elle est pour Laure un véritable acte de résistance.

Habile dans ses contrastes entre la farce médiatique et une réalité intime et profondément politique, le fragment que nous offre Héloïse Janjaud et sa compagnie Les Incendiaires est déjà en réalité un « tout ». Derrière les applaudissements, une ambulance hurle sans discontinuer dans la rue d’Aubervilliers. Un épilogue surprise presque trop réel pour cette pièce suspendue entre la vie et la mort.

  • Prochaines dates : 11.01.2024 au Forum Jacques Prévert , Carros (06)
  • Écriture et mise en scène Héloïse Janjaud
  • Avec Thomas Fera, Laure Boyer, Lucie Mancipoz, Diego Colin, Benicia Makengele, Paul Meynieux, Héloïse Janjaud

Crédit photo : © Christophe Raynaud de Lage