Premier roman de Juliette Oury paru chez Flammarion, Dès que sa bouche fut pleine fait le pari d’un titre provocateur. Quelles formes prendrait le désir si le sexe était banal et la nourriture taboue ? C’est la question que pose Juliette Oury dans ce conte inversé qui s’amuse et nous amuse à disqualifier l’idée de plaisir coupable.

Juliette Oury, Dès que sa bouche fut pleine
Juliette Oury, Dès que sa bouche fut pleine

C’est une fable contemporaine dont la plus évidente leçon crie au fond de chaque ligne : se mettre au lit, au moins autant que se mettre à table, c’est un acte social normatif. Pour le démontrer, Juliette Oury a filé la métaphore d’un bout à l’autre du roman jusque dans ses moindres détails ; et comme une source qui jaillirait au premier coup de pioche, l’idée assez drôle au départ surprend ensuite par sa pertinence et sa fertilité.

Bon appétit !

Dans le monde raconté par Juliette Oury, la sexualité est devenue une pratique de consommation plus ou moins collective : elle est gouvernée par des usages dictés par des experts en santé publique sur les radios matinales, et par des conventions – avant de passer « en banquette » entre amis, il revient aux hôtes de proposer aux convives une « mise en baise » durant laquelle « les bas [peuvent] être indifféremment gardés ou ôtés ; l’étiquette ne disait rien à ce sujet. » Elle est même pourvue d’une historicité et de ses obscures raisons : « La coutume était, disait-on, héritée d’un temps où le chauffage faisait souvent défaut : aux invités le privilège de rester plus longtemps vêtus. » 

L’inversement du désir sexuel s’inscrit aussi dans un espace-temps parallèle – la salle à baiser, la pause baise entre collègues, le quartier de Pigalle entre les vestiges touristiques des tables d’hier et le roulement actuel des banquettes branchées.

L’humour de Juliette Oury offre au récit somme toute assez dramatique une malice opportune.

En parallèle, la nourriture relève d’un ordre certes intime mais qui cache mal ses injonctions sociales. Ces derniers se manifestent au travers de ses tabous, de sa criminalité, de son commerce, de ses professionnels et de ses amateurs. Tout y passe : le souvenir du premier goût sitôt réprimé, les écarts en secret, le jargon des initiés. Dans ce cadre, comment une jeune femme confie-t-elle qu’elle a la dalle ?

En résulte un florilège sémantique dans lequel se condense l’effet comique du roman : « tu te fous de ma queue ? » L’humour de Juliette Oury offre au récit somme toute assez dramatique une malice opportune.

Par-delà le simple jeu de la dînette

Les chapitres courts scandent et dynamisent le conte contemporain ; on se prend au jeu et on cherche l’endroit où l’analogie ne tient pas. On peut penser à la procréation – un acte dont l’imaginaire collectif a toujours lié plaisir, fertilité et culpabilité – qui n’apparaît qu’en négatif, par la métonymie du préservatif. Autre exemple, si les déviances culinaires sont évoquées, qu’aurions-nous pu lire sur les troubles du comportement alimentaire changés en troubles du comportement sexuel ?

Déjà d’une certaine exhaustivité, la déclinaison infinie des situations au cas par cas aurait peut-être fini par lasser ; libre à nous d’y songer, comme des grands. Il n’empêche que le rapport au corps n’est pas occulté pour autant : c’est justement dans ces interstices-là que la dimension ludique de la narration s’efface. 

Bien qu’elles soient inversées, chacune des deux pratiques garde sa propre logique, inhérente : manger reste vital – alors on s’enfile des « barres substantives » – et baiser ne fait pas prendre du poids. 

Allons plus loin avec le cas de la pudeur : c’est un mode de jugement et de censure, qui dissèque nos propres corps en dressant des frontières entre ce qui se montre et ce qui se cache. Ces frontières ont une contingence culturelle : elles sont redéfinies selon les lieux et les générations, ce qui fait de la pudeur une disposition imposée collectivement mais respectée individuellement – s’affranchir de la pudeur revient à exhiber autant que l’on veut son corps malgré les regards qui louchent dessus. Le roman éprouve de manière subtile ce pouvoir coercitif de la pudeur : à défaut de dissimuler le corps, elle cache la dentition en tant qu’elle sert à mâcher, donc à déguster – sourire de toutes ses dents est un acte tabou suprême. La quête n’est pas celle d’un parallélisme formellement parfait, où l’on aurait pu songer à des bouches masquées par des lingeries, par exemple. L’essentiel est ailleurs, et on le comprend notamment dans la scène au miroir. Topos littéraire, la contemplation devant le miroir des parties cachées de son corps – en l’occurrence de ses dents – concentre une puissance évocatrice qui balaye le jeu de la fable culinaire. Le fond du propos remonte : l’observation du soi féminin permet d’apprivoiser ce que l’on nous a toujours appris à cacher, de passer de chair regardée à chair regardante. 

Au lieu d’être dissimulées ou comblées de manière superficielle, la métaphore filée tire justement sa force des asymétries fertiles entre « bouffe » et « baise ». Leur croisement ressort particulièrement à l’incipit :

« Laetitia avait rarement très envie, le matin. Son sommeil était lourd et pénétré de rêves obscurs qui collaient à ses yeux quand elle ouvrait les paupières. Pourtant, chaque matin, quand Bertrand posait la main sur elle, quand elle sentait son érection contre sa cuisse, elle lui souriait, et puis elle se laissait faire. » 

Un roman d’apprentissage ?

Inversé ou non, il n’y a pas un monde où l’on n’a pas envie de larguer Bertrand – un compagnon tendrement insignifiant, qui sait tout mieux que tout le monde et surtout mieux que Laetitia. Un argument aussi solidement que subtilement tenu : le personnage masculin supporte mal le rôle secondaire auquel l’assigne la narration. En effet, le fait qu’il soit au second plan met en exergue son égocentrisme et sa complaisance ; deux caractéristiques dont sont rarement dépourvus les personnages masculins, que l’héroïsme conféré par la fiction nous fait pardonner plus aisément, voire valorise – les travers ajoutent au charme. Au premier comme au second plan, si l’homme est sempiternellement confronté à l’hybris, la femme doit toujours faire face à la honte. La honte persiste, comme la pudeur, à l’inversion romanesque : on flaire dans les attitudes de Laetitia la peur de décevoir, de dégoûter, qui bride l’inventivité dans le plaisir.

Dès que sa bouche fut pleine donne à voir un couple apparemment idéal, dont le vernis se craquèle dans l’intimité des placards vides.

Sans tout à fait le ridiculiser, la romancière manie l’ironie avec finesse pour doter Bertrand d’une certaine bonne volonté qui nous agace encore davantage. Persuadé de sa supériorité comme du sang coulant dans ses veines, il infantilise l’héroïne, la rabaisse à coup de petites humiliations et remarques quotidiennes. Leur relation alarme sur la normativité du couple en tant qu’entité à la fois sociale et intime. À bien y songer, notre constante quête de normalité dans les pratiques et les relations détraque notre rapport à la nourriture comme au sexe. C’est assez ? C’est trop ? En ai-je vraiment envie ? Comment font les autres ? Dès que sa bouche fut pleine donne à voir un couple apparemment idéal, dont le vernis se craquèle dans l’intimité des placards vides. Laetitia se met à bouffer pour ne pas se faire bouffer : des barres substantives coup sur coup, une pomme, du chocolat… La réaction est physique et irrépressible, douloureuse.

Du point de vue de la structure narrative, le récit progresse vers ce à quoi l’on s’attend : l’émancipation de la jeune femme du joug des injonctions sociales et intimes par des bravades de plus en plus téméraires contre les tabous et les interdits. Les rôles attribués aux personnages pour faire avancer l’histoire sont eux-mêmes relativement prévisibles ; en tant que roman d’émancipation, la trame est plutôt classique. 

Outre qu’on y apprend littéralement à cuisiner une ratatouille, peut-être faut-il voir en Dès que sa bouche fut pleine un roman de désapprentissage ; ce que nous offre Juliette Oury est incontestablement un espace où renverser nos perceptions érotico-gustatives. 

Un premier roman réussi, puisque l’on reste sur sa faim. L’inversion désir-appétit supporterait-elle une construction narrative plus inattendue, une histoire qui dépasserait l’exercice ?

  • Juliette Oury, Dès que sa bouche fut pleine, Editions Flammarion, août 2023

Crédit photo : Juliette Oury © Pascal Ito, Flammarion