Les dragons de Jérôme Colin vaut bien mieux que tous les commentaires sociologiques sur les souffrances de l’adolescence. Au-delà du témoignage, l’auteur nous ramène à nos quinze ans, avec cette farouche ambition de ne pas entrer dans le jeu social, et le désir de se distinguer via l’aventureuse amoureuse et la littérature.

« Parfois, il y a une incompatibilité entre les gens et le monde. » Avec Les dragons, Jérôme Colin raconte une histoire vraie, la sienne. A quinze ans, il a la haine, cette haine indomptable vis-à-vis du monde. Cette haine est légitime au regard du jeu social dans lequel on nous pousse ado, cette haine est logique au regard de de notre prédestination à la mort, cette haine est métaphysique car constitutive de l’être. Sur décision de justice, après avoir comme tenté de tuer son père, Jérôme est placé dans un centre de soins destiné à tous ceux qui comme lui ne trouvent pas leur place, des blessés, des inadaptés. Ils sont tous comme des dragons, d’un autre règne, ne pouvant vivre dans ce monde sans tout casser. Ils sont pourtant appelés à vivre au-delà et en dehors des lignes toutes tracées. On le dit, être inadapté dans un monde qui tourne mal est signe de bonne santé intellectuelle… C’est entrer dans la comédie qui est étrange, avoir l’ambition de se plier à l’être social en devenir, aimer écouter Hôtel California dans la voiture, cette variété de troupeau, consentir à mendier un petit confort à l’âge adulte. Jérôme le formule simplement : « La tête fourrée sous ma capuche, j’ai pensé :  Mais putain, c’est vous qu’il faudrait enfermer !  » C’est vrai, mieux vaut écouter Eminem et faire siens quelques slogans a priori violents.

Ils sont tous comme des dragons, d’un autre règne, ne pouvant vivre dans ce monde sans tout casser. Ils sont pourtant appelés à vivre au-delà et en dehors des lignes toutes tracées.

Au centre, comme au tribunal, comme à l’école, comme chez ses parents, on le croit en souffrance alors qu’il est en colère… « J’ai eu envie de la coller contre le mur et de lui dire dans les yeux :  Je ne souffre pas connasse, je suis en colère.  » Deux rencontres vont modifier l’auteur. Smensk l’éducateur, ancien dragon lui-même, et Colette la suicidaire. La vue de Colette produit son effet immédiat chez l’adolescent : « J’ai ressenti comme de la foi. » Il tombe amoureux immédiatement. Elle est la clef de l’énigme qui le ronge sous forme de monstres tous les soirs avant de dormir. Elle est à la fois ce dont il était comme amputé jusqu’alors, et le tout autre auquel il aspire. Il commence à lire en pleine nuit assis devant la porte de sa chambre en face d’elle « parce que c’était l’unique moyen d’approcher la bête sauvage. » C’est Steinbeck, dont il a le portrait triste en noir et blanc dans sa chambre, qui s’impose, Des souris et des hommes. Il y rejoint le héros dans le rêve simple d’une paix de l’âme dans une maison que l’on partage avec ceux que l’on aime. Il voudrait formuler ce simple rêve à Colette. Pourquoi ? « J’avais désormais une mission dans la vie. Une fille à sauver qui me sauverait, elle aussi. » C’est un défi ! Une entreprise démesurée de vouloir ramener à l’amour celle qui devant la tombe d’une inconnue nous retourne en gifle toute tentative de lui tendre la main : « La vraie question dans ce monde n’est pas de savoir pourquoi je veux mourir. Mais pourquoi tout le monde veut vivre. »

Juste une histoire d’amour de l’inadapté

Le roman se déplie comme une évidence, nous nous y sommes vus. Nous étions potentiellement dragons nous aussi. Nous le sommes encore. L’amour et la littérature pourraient être une leçon suffisante de ce roman pour montrer la possibilité d’être plus humain, moins soumis au jeu social. Avec Smensk l’éducateur, il ajoute une morale : la nécessité de se relier, y compris dans l’invisible. « Il n’y a qu’une seule chose pour nous sauver. C’est d’avoir quelqu’un à qui parler. » 

Est-ce un témoignage, un docu-fiction ou un roman ? Il faut le dire à l’auteur, on se fiche éperdument que ce soit une histoire vraie. Un roman a beaucoup plus de chances d’entrer en relation avec le lecteur, de le modifier, qu’un simple témoignage. Tout le monde a eu une enfance, tout le monde a une seule vie, tout le monde a été un dragon. Ce qui compte, c’est d’en faire une fiction. Quel dommage que l’écrivain nous en fasse sortir à la fin par son commentaire en nous rappelant l’aspect autobiographique de l’histoire ! quel dommage que l’éditeur aligne les statistiques du mal-être des jeunes pour appâter le chaland, faire croire qu’il y résiderait quelques clefs de développement personnel… Heureusement, je n’y avais pas fait attention, j’avais juste été attiré par l’histoire d’amour de l’inadapté. Ne retenons donc que ça.

  • Les dragons, roman de Jérôme Colin, Allary éditions, 192 pages, 18,90 €