Présenté à la section Un Certain regard du dernier festival de Cannes, Domingo et la brume, premier long-métrage de son réalisateur costaricien, tente maladroitement de doter le drame social d’une forme de spiritualité. 

Le cinéma s’est toujours emparé de motifs fantastiques comme métaphores de la situation sociale d’un pays. Romero, bien évidemment, qui tout au long de sa carrière a décliné la figure du zombie pour nous renvoyer à notre servitude au sein de la société de consommation, ou plus récemment Zach Cregger avec son très beau film Barbare qui sonde la terreur s’insinuant dans les tréfonds d’une Amérique dévastée. Depuis une dizaine d’années, le cinéma d’Amérique du Sud fait la part belle à ce croisement des genres. Leur culture, riche en mysticisme, réunit fréquemment spiritualité et critique acerbe d’une société progressivement dépossédée de ses traditions.

Drame enfumé

C’est le cas du film de Ariel Escalante Meza, où la construction à venir d’une route vient perturber l’existence tranquille d’un village. Les habitants se voient contraints de vendre leur lopin de terre, jusqu’à ce que le vieux Domingo, récemment veuf, s’oppose aux intimidations des entrepreneurs. Le cinéaste aurait pu se contenter de faire de cette histoire un simple drame, mais il y greffe l’image d’une étrange brume étroitement liée au vieil homme. Toutes les apparitions de ce brouillard envoûtant sont sublimes. Rarement un cinéaste aura réussi à utiliser ce motif récurrent du cinéma de genre et à le rendre aussi palpable, aussi dense, donnant la sensation de n’avoir qu’à tendre la main pour s’en saisir. Et de ce fait, les surgissements du fantastique font la force du film : qu’il s’agisse d’une lune un peu trop lumineuse ou d’éclairages aux contours vaporeux, dès que le réalisateur s’emploie à créer cette ambiance mystique, paradoxalement douce et troublante, son discours social prend tout son sens. Par de simples effets, Escalante Meza montre une terre qui doit être préservée, car il en émane une chaleur spirituelle, car la modernité peut parfois provoquer la destruction d’un monde sacré. Cette brume, qui se serait suffi à elle-même comme la raison de cette lutte, devient aussi la métaphore du deuil. Un deuil que Domingo ne cesse de repousser, ce qui le conduit à une ultime fusion avec ces forces insoupçonnées. C’est regrettable, car de ce point de vue, tous les éléments fantasmagoriques perdent alors leur authenticité pour ne devenir que de simples outils visuels qui permettent de traiter un sujet beaucoup plus terre à terre, pas inintéressant, mais nettement moins séduisant et déstabilisant. Par ailleurs, étant donné que cette brume semble se manifester uniquement au contact de Domingo, c’est plutôt vers cette direction que semble se tourner le film, délaissant le mysticisme au profit du drame humain. Meza fait là un choix tout à fait respectable mais banal. 

À trop vouloir transformer cette brume en élément métaphorique, le film refuse ce qui le rend pourtant si singulier.

Décontamination

Scinder à ce point les genres qui composent le récit fait la plus grande faiblesse du film. Le réalisateur contient la brume dans le champ de vision de Domingo, de sorte qu’elle ne vienne jamais contaminer le reste du long-métrage et se mêler à la condition sociale des habitants. Escalante Meza paraît l’avoir apposée sur son œuvre comme un élément extérieur, mal inséré, et finalement plutôt accessoire. Le reste du film est plus paresseux. Aussi bien dans son écriture que sa mise en scène, tout ce qui infuse la part sociale du film est convenu voire répétitif, réduit à quelques oppositions binaires. Modernité contre tradition, paysans contre riches entrepreneurs, plan séquence austère… Rien, et surtout pas la brume, ne vient perturber ce déroulement de scènes prévisibles, ni particulièrement engageantes ni franchement originales. Seule fantaisie que se permet le réalisateur : un cadre resserré aux bords arrondis qui, après Godland lui aussi présenté au festival de Cannes, semble devenir la nouvelle norme d’un cinéma aux contours réalistes mais empreint de spiritualité. Comme dans le long-métrage de Hylmur Palmasson, ce cadre, presque par magie, semble rendre tangible les éléments du film, et notamment cette brume qui, d’une certaine manière, pourrait guider l’œuvre de Escalante Meza comme les courants aquatiques de l’Islande mortelle dans Godland. Cependant, dès que l’histoire abandonne ses incursions dans le registre fantastique, ce cadre perd son intérêt si particulier. Pourquoi redouter à ce point le changement de format ? Le cinéaste semble refuser de mêler les genres d’un point de vue narratif, alors autant en faire de même visuellement. Ce mélange donne alors lieu à une œuvre hybride, trop attachée à sa dimension sociale et trop effrayée à l’idée de faire déborder son mysticisme. À trop vouloir transformer cette brume en élément métaphorique, le film refuse ce qui le rend pourtant si singulier et semble perdre le contrôle sur son message honorable quoi que cinématographiquement plutôt pauvre. La fin aurait pu être très belle et symboliquement forte mais elle est desservie par tout ce qui la précède. Domingo, mort puis ressuscité, s’évanouit dans cette brume devenue rougeâtre. Son souvenir, aussi évanescent et précaire que celui que nous gardons du film, n’aura pas résisté à la frilosité du réalisateur. 

Domingo et la brume, réalisé par Ariel Escalante Meza avec Carlos Urena, Sylvia Sossa et Esteban Brenes Serrano. En salles le 15 février.