« Voici mon projet littéraire : je ne veux produire, toujours, que des œuvres naïves et dérisoires, des œuvres de jeunesse ». Publié cet été aux éditions du Mercure de France, le premier roman de Robin Josserand, Prélude à son absence, est le récit volontairement morose, décevant, tragique par sa médiocrité, d’une pseudo-histoire d’amour ratée entre Robin, trente ans, le narrateur-personnage, et Sven, un jeune mendiant rencontré un jour en bas de son immeuble. Un roman dérangeant qui flirte avec l’autofiction, et un auteur dont la plume incisive et volontairement crue ne laisse certainement pas indifférent.

« Je crois qu’il faut écrire avec la verve de l’adolescence, seulement nous raconter nous, Sven et moi, le tragique de cette histoire, mon désir sale, ambigu, mauvais. Il faut enfin écrire la grâce de cet amour dont il ne veut pas et qui l’encombre ». En deux phrases, l’auteur condense l’ambition, humble et claire, du roman qui s’écrit : dire une rencontre, une relation fantasmée et vulgaire ; et, surtout, dire la force irrésistible qui lui donne presque vie, pour mieux la condamner : un désir ambigu, insaisissable, tantôt « mauvais », tantôt « mêlé de tendresse et d’amour ». Dire comme une confession : sans filtre, sans fioritures, et sans fausse bienséance. Pour le meilleur et pour le pire, Robin Josserand nous donne à voir les failles les moins sexy d’un homme qui attise tour à tour notre pitié et notre répulsion.

Le refus de la reliability, ou l’art d’assumer un désir malsain

Et ce faisant, il fait le pari risqué de refuser la recherche commune de ce qu’on appelle en anglais la reliability, l’identification du lecteur au protagoniste, l’accès privilégié à son intimité et le soulagement de retrouver en lui un semblable. Car dans Prélude à son absence, l’accès à l’intimité du narrateur-personnage ne va de pair ni avec le soulagement, ni avec une grande sympathie : le monde intérieur qui nous est donné à voir est un monde de chaos et de perversité, le terrain de jeu d’un amour qui n’a rien de pur, d’un « désir sale, ambigu, mauvais ». Et Robin-personnage n’a pas grand-chose du anti-héros ténébreux, qui fascine autant qu’il effraie ; cet amour obsessionnel qui l’asservit et dans lequel il se perd est au mieux profondément triste, et au pire dégoûtant.

Un pari risqué, donc, et, en un sens, gagnant : l’attirance indéfinissable du personnage pour Sven, à défaut d’une pureté, jouit d’une sincérité, d’une intensité qui contribuent à la rendre moins malsaine. Car il s’agit là d’« un idéal de désir, mais sans véritable beauté » : un désir éthéré, gratuit, trop désespéré pour être vraiment intéressé, trop fantasmé pour être jamais incarné ; l’exact opposé de la vie médiocre sans Sven, d’un monde où le sexe est trash, animal, violent (certaines scènes sont particulièrement crues) – seul monde, pourtant, où les basses pulsions de Robin peuvent espérer être assouvies. Lorsque ce désir inédit est ainsi idéalisé, lorsqu’il est mis à distance par le personnage lui-même comme quelque chose d’à la fois puissant et mauvais, alors il dérange moins et peut devenir un objet esthétique. À ce titre, les passages de réflexion par le narrateur-écrivain sur l’œuvre en train de se faire, sur sa volonté irrépressible de raconter une histoire tragique pour mieux s’en libérer, sont particulièrement marquants.

Une confusion énonciative troublante

Prélude à son absence est indéniablement un roman qui dérange, ou qui, du moins, se démarque nettement de bien des ouvrages plus conventionnels de cette rentrée littéraire.

Hélas, cette mise à distance cruciale n’est ici que partielle, instable, circonstancielle. La « grâce » de l’écriture se confond trop souvent avec la prétendue grâce du désir lui-même ; et le Robin-personnage flirte de très près avec le Robin-auteur. En plus de partager un nom, un âge, un lieu de vie et une profession, les deux hommes ont également la même ambition d’écrire ; et cette mise en abyme donne au texte des allures de roman exutoire, comme si ce personnage qui confesse ses amours coupables n’était guère plus qu’un double de l’auteur, créé ad hoc. Certes, il faut, dans la mesure du possible, tenter de séparer l’homme de l’artiste ; mais ménager une telle ambiguïté d’un bout à l’autre du récit tend à instaurer un profond malaise qui n’est pas toujours sublimé. À bien des occasions, le lecteur se heurte à la barrière du mauvais, du malsain, de la perversion, sans pouvoir passer au-delà et apprécier l’œuvre « en elle-même » : lorsque Robin observe Sven nu dans son sommeil, qu’il s’efforce de le faire succomber à ses avances en lui glissant des billets dans la main, qu’il le « juvénilise » en en parlant comme d’un « garçon » ou d’un « adolescent »… Et surtout lorsqu’il assume ouvertement de voir dans la dépendance financière du mendiant une « vulnérabilité qui pourrait rapidement disparaître », et dont il faut profiter à tout prix. Autant d’épisodes qui, dans le cadre d’une fiction, ne sont bien sûr pas problématiques en eux-mêmes, mais qui le deviennent assez vite lorsque les frontières avec l’autobiographie s’estompent.

Une plume incisive, une narration spontanée

Il n’en reste pas moins que, sur le plan formel, l’écriture de Robin Josserand est indéniablement subtile et riche – sans toutefois chercher la complexité pour la complexité. Les phrases sont simples et percutantes, les paragraphes s’enchaînent de manière fluide et quasi-orale… Le style tient clairement du journal intime, du récit-confession rédigé au fil de la plume. Cette spontanéité d’une écriture paradoxalement assez travaillée pour paraître à la lecture presque automatique, rend le texte prenant et vivant. Pour autant, le roman pâtit quelque peu de cette recherche de naturel elle-même. D’une part, l’organisation du roman et de ses différentes étapes n’est pas toujours entièrement cohérente, et alterne longtemps entre périodes de disparition/réapparition de Sven, sans vraie progression de l’intrigue. D’autre part, et dans une moindre mesure, l’interpolation au milieu de passages narratifs de micro-détails quelquefois gratuits (la description minutieuse, par exemple, des différents étages de la bibliothèque de la Part-Dieu), peut dans certains cas nuire à la cohérence globale de l’ensemble, et à une fluidité narrative par ailleurs efficace.

En bref, Prélude à son absence est indéniablement un roman qui dérange, ou qui, du moins, se démarque nettement de bien des ouvrages plus conventionnels de cette rentrée littéraire. La plume incisive de Robin Josserand dépeint avec finesse l’ébranlement d’une vie médiocre et morose par la croissance d’un désir tout-puissant, un désir qui est autant celui d’un jeune homme que celui de la jeunesse elle-même. On peut regretter le manque occasionnel de distance entre auteur et narrateur-personnage, cette zone floue qui ménage un sentiment de malaise parfois superflu ; ainsi, peut-être, que les moments d’inertie d’une intrigue qui pourrait progresser de manière plus rythmée. Mais ce premier roman n’en reste pas moins frappant et original ; et la plume de l’auteur n’en reste pas moins prometteuse.

  • Prélude à son absence, Robin Josserand, Mercure de France, 2023