Pour célébrer la nature triomphante de ce mois de mai, Zone Critique revient sur l’écrivain de l’infime, Christian Bobin, dont les œuvres se dévorent comme des friandises. Encensé par une communauté de lecteurs, descendu par la critique, que vaut vraiment Christian Bobin ? Si les titres de ses opuscules évoquent une poésie fragile et épiphanique, certaines de ses maximes possèdent la mièvrerie d’un curé de campagne. Bobin, un Pascal ayant abusé du Xanax ?
« On a inventé le travail salarié pour ne pas penser à ce qui fait souffrir, pour qu’il y ait, revenant tous les jours, ces heures où ne pas penser à soi, à la solitude, à Dieu, à l’autre, pour ne pas penser à tout ce qu’on devine insoluble, déchirant. » Et ce sont justement ces thèmes qui constituent le cœur de l’œuvre de Christian Bobin. Celui-ci s’intéresse à ces instants de grâce qui traversent notre quotidien sans même que leur existence nous effleure l’esprit. Il développe une mystique de l’inespéré et chacun de ses recueils, à mi-chemin entre le poème narratif et le psaume, nous fait pénétrer dans un monde de signes régi par la foi. Ses textes se dessinent autour de personnages à vif, de situations d’une banalité presque tragique. Il traque le désespoir du quotidien qu’il tente d’illuminer par ses sentences bibliques. Le message humaniste se déploie au fil des pages toujours accompagné d’une insaisissable mélancolie. Son écriture fragmentaire arrive parfois à mettre le lecteur face à l’insoupçonnable grandeur de l’abîme.
Pourtant, difficile de toujours éviter certaines images d’Epinal et de ne pas tomber dans le panégyrique naïf du brin d’herbe ou du courant d’air. Si la foi semble être un appui pour Bobin, elle sert parfois de béquille à sa phrase. Sous couvert d’une envolée lyrique, il se permet de temps en temps quelques bondieuseries : « Tous les vivants sont dans mon cœur. L’auberge est vaste. Il y a même un lit et un repas chaud pour les criminels et les fous. »
La vie consacrée
Bobin mène une vie consacrée, il est l’incarnation de cette fascination moderne des écrivains pour la vie monastique. Son écriture est prise en charge dans une règle, celle de la révélation de l’invisible. Cette apologie d’une autre allure de la vie entend modifier le tempo de l’existence. De livre en livre, Bobin élabore une conquête du quotidien en réhabilitant des pratiques jugées vulgaires ou trop basses. En cela, il s’inscrit dans la ligne de François d’Assise : à l’égard des dogmes, il prône une théologie de l’attention, uniquement portée sur le soin et le souci de l’autre. Ainsi, le royaume des saints ne serait rien de plus que le royaume de l’ordinaire. Ses considérations religieuses font de lui un écrivain du deuil et de la grâce. Il développe une poétique de l’espérance où l’apothéose n’est jamais loin de la chute. La foi confère à l’écriture une fonction presque magique dans la mesure où elle permet de susciter un monde. Pourtant, pour ressentir la puissance de cette conception de l’écriture, encore faut-il y être sensible. En somme, pour être touché par l’un de ses textes, il faut déjà être dans un état réceptif, sous peine de voir une maxime sur la fragile beauté du cerisier se transformer en sermon digne d’un prêtre peu inspiré. Et c’est peut-être l’une des faiblesses de Bobin que de demander une mise en condition indispensable au lecteur pour qu’il puisse habiter son texte.
Si la foi semble être un appui pour Bobin, elle sert parfois de béquille à sa phrase
La contemplation de l’invisible
« L’écriture, c’est une façon d’échapper à cette misère, une variation de la solitude au même titre que l’amour ou le jeu – un principe d’insoumission, une vertu d’enfance. » Et celle-ci se révèle lumineuse. Bobin écrit sur des choses simples, des choses sur lesquelles on ne s’arrête pas. Il s’interroge sur l’ordinaire, sur des questions triviales et futiles afin de faire resurgir une « poétique » du quotidien. A travers des descriptions de ce qu’on ne voit jamais à travers des bruits de fond, Bobin tente de saisir ce qui pose problème, l’instant où le quotidien devient irréel. Or, son écriture dévoile ces sujets insignifiants qui se retrouvent chargés d’une force mythique, pour ne pas dire mystique. « A la question toujours encombrante : qu’est-ce que tu écris en ce moment, je réponds que j’écris sur des fleurs et qu’un autre jour, je choisirai un sujet encore plus mince, plus humble si possible. Une tasse de café noir. Les aventures d’une feuille de cerisier. Je regarde leurs tremblements sous les ailes du temps qui passe. Elles ont une manière rayonnante d’être sans défense. » Ses livres sont, à proprement parler, apocalyptiques. Ils lèvent le voile de l’ordinaire et une pureté se dégage de son entreprise. Avec lui, la gaieté naît du minuscule et de l’imprévisible. Son écriture entend nous délivrer de la tyrannie du visible et s’échine à déchirer le voile de maya afin de nous faire basculer dans la contemplation de l’invisible. Ses phrases peuvent paraître abstraites, verbeuses ou encore inconséquentes pourtant, elles peuvent parfois produire un miracle. Comme il l’affirme si souvent : « La poésie ne se dépose pas seulement dans les livres. Parfois, elle passe sans faire de bruit, comme l’ange du quotidien que personne ne voit. » Evidemment, cette conception de la poésie apparaît un peu galvaudée, surtout après les œuvres de Ponge ou de Perec. Pourtant, l’humilité de Bobin tend à la rendre plus acceptable et on consent à porter plus d’attention au monde qui nous entoure.
Bobin ne succombe pas au prosélytisme agaçant d’un fanatique convaincu.
« Dieu n’est peut-être qu’une affaire de sensibilité, la plus fine de nos racines nerveuses, un fil d’or d’un millième de millimètre. Chez certains, il est coupé, chez d’autres il vibre à tout. » Bobin ne succombe pas au prosélytisme agaçant d’un fanatique convaincu. Il se situe à la lisière et tente de traduire l’indicible et l’émerveillement devant la subtilité d’un mouvement qui le dépasse. Pour autant, il ne prêche pas et évite de passer pour un illuminé. Il se défie d’ailleurs de cette image par cette phrase « Je parle si souvent de Dieu qu’on va finir par croire que je le connais.» Pourtant, c’est un poète convaincu au service de son art. « Un jour nous comprendrons que la poésie n’était pas un genre littéraire mal vieilli mais une affaire vitale, la dernière chance de respirer dans le bloc du réel.» Bobin touche du doigt une hypothèse : la littérature comme médecine de l’âme, un moyen d’apaiser nos angoisses et de nous trancher la gorge dans l’espoir de la résurrection. Pour adhérer à ce discours, il vaut mieux ne pas avoir lu Rilke dont l’écriture semble proposer un véritable dépassement de cette littérature pharmaceutique.
Bobin est un écrivain qui divise en raison de la simplicité de son écriture et de l’uniformité de son œuvre. Celle-ci constitue un bloc entrelaçant sans cesse les mêmes thèmes, tissés autour de la fragilité de l ’être. La lecture de ses œuvres procure un attendrissement qui peut néanmoins se transformer en agacement. A la fois vibrant plaidoyer de la sensibilité et prêchi-prêcha monotone, il occupe une place à part dans le champ littéraire français. En somme, c’est un écrivain pour convertis dont on pourrait espérer qu’il engendre des conversions.
Bibliographie :
- Le Très-Bas, Gallimard, 1992
- Autoportrait au radiateur, Gallimard, 1997
- Ressusciter, Gallimard, 2001
- L’homme-joie, L’iconoclaste, 2012
Pierre Poligone