Le corps à l’œuvre a été un modèle d’inspiration privilégié pour le médium photographique. En rapprochant deux collections (publique et privée), pour un total de 500 photographies et documents dans l’exposition Corps à corps, le Centre Pompidou propose une relecture de l’histoire de la photographie des deux derniers siècles à travers le prisme de la représentation humaine.

Dorothea Lange, Mended Stockings, San Francisco, 1934, The Dorothea Lange Collection, the Oakland Museum of California, City of Oakland.

Il serait bien banal de débuter un article sur la photographie en parlant de notre « société de l’image », et pourtant. Du moins, ce ne serait que pour rappeler notre culture qui, par ses attaches aux civilisations antiques et plus encore sans doute au christianisme, présente un attrait pour la représentation anthropomorphe. C’est dire que les images participent pleinement aux sociétés présentes mais aussi passées. À tous égards, elles appartiennent à l’histoire. 

Dans son exposition Corps à corps, le Centre Pompidou met l’emphase sur cet objet fétiche de l’être humain offrant, jusqu’au 25 mars 2024, une lecture des représentations photographiques aux XXe et XXIe siècles. 

L’objectif grand angle de l’exposition 

Dans cette exposition pensée comme un face-à-face, la collection du Centre Pompidou rencontre celle du collectionneur français Marin Karmitz. Par cela, l’exposition envisage une confrontation d’artistes éclairant une certaine pratique à un moment précis de l’histoire, ou au contraire, montre la proximité de visions éloignées dans le temps. Par leur éclectisme, ces collections dépassent les catégories d’études classiques que sont le portrait, l’autoportrait, le nu. Elles dévoilent des particularités, des manières de voir et rendent visibles des correspondances entre les êtres. 

Faire l’histoire de la photographie ne se limite donc pas à établir une chronologie articulée, en grande partie, sur la technique et sur son évolution, mais consiste plutôt à voir comment les photographies s’articulent entre elles pour relever des obsessions communes et comprendre pourquoi l’on photographie. 

Visages et corps de l’humanité

Gordon Parks, Ethel Sharrieff in Chicago de la série Black Muslims, 1963, The Gordon Foundation.

La traversée singulière de la première partie de l’exposition rend compte du sens et des effets de l’utilisation du portrait, motif récurrent dans l’œuvre des photographes d’avant-garde. Le portrait de Nusch Éluard par Dora Maar est un exemple éloquent puisqu’il nous frappe par l’audace de son cadrage et par la subtilité de sa composition entre ombre et lumière. En cela, si certains s’adonnent à une pratique presque documentaire, d’autres s’affirment dans une étude poétique des photographies. Le corps aussi, objet de fascination, de grâce, de fantasme, est une rhétorique adoptée par les photographes. À travers ces quelques fragments, un curieux paradoxe s’établit entre l’absence de visage éloignant l’être tant de lui-même que de la sphère sociale, et pourtant des corps qui attirent, malgré tout. 

Il est possible d’être troublé et déstabilisé par ces regards posés sur soi. Nous faisons partie intégrante de cette expérience. À nous d’appliquer notre réflexion ou plutôt notre sensibilité pour découvrir ce qui se cache derrière ces surfaces, car si traditionnellement, la photographie est la représentation dans son plus simple appareil, les interrogations sous-jacentes ne doivent pas être omises. La question identitaire est en cela un point crucial dans ce parcours et les clichés de Christer Strömholm en offrent une lecture profonde et percutante. Dans Narcisse, de la série Les amies de Place Blanche, un homme figure de dos, travesti, visage caché. Il vivait certainement une existence à part, une personne surtout qui, à cette époque, a connu l’enfer. C’est une photographie d’une puissance incroyable par l’expression de force contraire, une œuvre d’humiliation, d’insécurité, de beauté et de résistance. 

Cette tension sur le photographié suscite de la curiosité parfois, de l’empathie surtout envers toutes ces figures écrasées par un contexte social et politique, broyées par des états mélancoliques qui les traversent et les surplombent. Cet art déchire le voile entre le réel et nous. Si immédiat il y a, ce serait celui de l’émotion. 

Plus encore, puisque basée sur un dialogue, sur des renvois constants, l’exposition souligne le lien entre la personne qui produit une œuvre et le résultat de cette opération. L’artiste est présenté comme clairvoyant saisissant l’intensité des rapports humains. Une nouvelle dimension est donnée nouant une relation tripartite idéale entre le photographe, le modèle et le spectateur. 

Une multitude d’instants, de passages de vie féconds défilent donc sous nos yeux et puis lorsque l’on s’y attend le moins, un essoufflement. L’image qui disait tant, ne soutient plus, elle devient muette. L’exposition se conclut ainsi autour de l’idée de la disparition. Cette scénographie perturbante rend un parfait hommage à la personnalité si complexe de l’être humain. 

Pourquoi photographier ? 

La photographie a longtemps été considérée comme le témoin par excellence du réel.  Là où tout était peint ou dessiné, faute d’autres moyens, et là où  le résultat tenait à la manière et à la personnalité de l’artiste, on tenait enfin la réalité authentifiée par le fait qu’aucune personne n’intervenait : la machine seule avait tranché. Une telle position ignore certainement le fait qu’une machine n’enregistre que sous des conditions restrictives, que sur instructions. La machine ne doit pas faire oublier le machiniste. 

Expérimenter, détourner, jouer avec le vrai et le faux je, c’est le processus créatif voire la création même de nombreux artistes. Alors, la photographie comme reportage oui, mais sans nier de ses fonctions le plaisir qui est recherché : plaisir intellectuel, plaisir sensoriel, c’est ce que l’on appelle la dimension esthétique. 

La photographie apporte alors des renseignements d’une certaine exactitude, des méthodes sûres pour conserver le souvenir des choses, des éléments pour les créations, de la fantaisie, et sur ces derniers points, chacun peut saluer dans l’exploitation de celle-ci une force de plus ajoutée à l’art.

  • Exposition Corps à corps. Histoire(s) de la photographie au Centre Pompidou jusqu’au 25 mars 2024

Illustration : Christer Strömholm , Narcisse, de la série Les amies de Place Blanche, 1968, Christer Strömholm Estate