Lancé par une bande-annonce déjà culte, porté par un casting prestigieux, Jeanne du Barry marque le premier essai de Maïwenn du côté du film d’époque. À rebours du scandale que sa présentation a suscité, le film étonne par son académisme, réduisant Versailles au cadre luxueux et désincarné d’une amourette sans conséquences.
Où commencer, où finir ? La question se pose pour tout film biographique. En refusant de choisir entre le biopic qui raconterait la vie entière, et l’épisode historique qui n’en montrerait qu’une fraction signifiante, Jeanne du Barry rogne pataudement sur les seuils de son sujet, l’avant et l’après Versailles. Confiés à une voix off compassée, pâle copie de la narration sarcastique de Barry Lyndon (1975), ces laborieux passages obligés évoquent moins le chef d’œuvre de Kubrick que le piètre téléfilm historique. La jeunesse de la favorite, et les années qui suivent sa disgrâce, sont à peine effleurées. Sorti de Versailles, il semble que la réalisatrice se soit désintéressée de son projet. Son sujet, c’était Versailles. C’était Versailles, ici.
Galerie des garces
Conquérir Versailles : pendant un temps, le film nous laisse croire que l’enjeu sera là, dans cette difficile ascension vers les sommets, passage obligé de tout biopic. On est vite détrompé, peut-être pour le mieux : Jeanne Vaubernier, future du Barry (Maïwenn) franchit les obstacles comme rien, séduit un Louis XV (Johnny Depp) conquis d’avance et s’installe presque aussitôt en favorite. Jeanne du Barry sacrifie aux clichés de tout film de cour qui se respecte. Il faut se plier aux éternelles courbettes, respecter des usages absurdes, porter perruques et crinolines. Les ressorts comiques fonctionnent à plein, et le duo des filles du roi, Adélaïde et Victoire (India Hair et Suzanne de Baecque), poudrées à faire peur, guindées comme jamais, minaudent et se dandinent dans un hilarant surjeu. Une scène bien laborieuse, dans un assommant champ contre champ, fait expliquer par le brave La Borde (Benjamin Lavernhe) l’étiquette stricte de Versailles, et le danger de ne pas la respecter. Las ! Le film ne prend même pas au sérieux les enjeux qu’il brandit. Jeanne désamorce tous les périls, anéantissant le protocole par sa simple existence.
Jeanne désamorce tous les périls, anéantissant le protocole par sa simple existence.
Jeanne du Barry tourne alors au film d’intrigue, opposant la favorite, protégée par le roi, à la clique de la famille royale liguée pour la perdre. L’absence d’une véritable construction de personnages, en dehors de la comtesse du Barry, ne permet cependant pas à l’affrontement de décoller. Occupée à faire de ces garces en dentelles des bullies digne d’un film de highschool, la réalisatrice semble avoir omis de leur donner une quelconque profondeur psychologique. La belle Jeanne n’a de toute façon à opposer à leurs brimades dérisoires que son angélique innocence – ayant été comme miraculeusement préservée de la corruption du monde. C’est bien simple, l’ancienne fille des rues ne montrera en deux heures pas une seule émotion négative, pas le début d’un ressentiment ou d’une mauvaise pensée. Là où Barry Lyndon battait son fils, trompait odieusement sa femme, la douce Jeanne parvient sans ambition, triomphe sans orgueil, n’a même pas recours à l’intrigue. Plus grave, elle semble au fond n’avoir du siècle où elle vient de tomber qu’une connaissance toute relative. On dirait toujours qu’une Maïwenn bien moderne, notre contemporaine, a basculé par erreur dans un dix-huitième siècle dont elle serait fan, et dans lequel de gaffe en gaffe, s’étant donné le beau rôle, elle parviendrait aux honneurs sans y avoir seulement pensé.
Version de Versailles
Le Versailles de Maïwenn est plus que jamais un Versailles de carton-pâte. Les costumes sont beaux, le maquillage et les perruques irréprochables, mais on ne croit pas une seconde au caractère historique de ce qu’on voit. Les plans lisses sur un château impeccable évoquent le spot d’office de tourisme ou l’épisode de Secrets d’histoire. Le temps ne semble pas avoir de prise sur l’imaginaire en toc de la réalisatrice, et le château ainsi tiré de sa situation historique échappe aussi à toute ébauche de réalité. La frivolité est de mise. Dans la Marie Antoinette (2006) de Sofia Coppola, pourtant monument du kitsch et de l’insouciance, on accusait la reine de dilapider l’argent du pays, et le peuple en colère grondait aux portes. Dans Jeanne du Barry il n’y a plus ni peuple, ni pays. La subversion de la comtesse se borne à refuser une courbette, à lâcher ses cheveux ou à porter le pantalon. Pas un regard pour la myriade de domestiques qui la servent, elle qui est censée venir du peuple. Pas un sentiment de connivence avec aucune femme de son entourage. Comme en réaction à toute forme de sororité, Maïwenn construit un propos intensément misogyne où toute femme est une rivale odieuse, toute homme un ange gardien. Le futur Louis XVI même, qui ordonnera pourtant à la du Barry historique de quitter la cour à la mort du roi, échappe à l’abjection du sexe faible en offrant sa protection à la du Barry fictive. Tant un homme, pour Maïwenn, ne peut pas vraiment être un mauvais bougre.
Comme en réaction à toute forme de sororité, Maïwenn construit un propos intensément misogyne où toute femme est une rivale odieuse.
Jeanne du Barry est finalement une œuvre bien fade et bien édulcorée. La tentation du medley se ressent : plutôt qu’un film sur l’Histoire, la réalisatrice a fait un film de films, qui collationne à peu près tout ce qui s’est fait d’images sur Versailles, sur la cour, sur le dix-huitième siècle. Enfermé dans l’étroitesse de son sujet, le film entrouvre pourtant des pistes comme autant de lignes de fuite, d’hypothèses rejetées. L’intrigante Marie Leszczynska, à peine mentionnée, n’a même pas l’honneur d’un casting. Le personnage de Zamor, à l’histoire pourtant fascinante, est monstrueusement gâché. Le roi lui-même – ce roi cloisonné, rigide, quasi mutique et à qui Johnny Depp donne une stature de lourd animal blessé – ce roi tête d’affiche reste maladroitement sous-exploité, sous-écrit, inachevé. Plusieurs fois pourtant Jeanne du Barry tire son souffle, comme souvent les films historiques, de la connivence de notre regard et de la jouissance trouble de l’illusion rétrospective : connaissant le destin de certains de ces personnages, nous prenons plaisir à les voir y courir inconsciemment. L’arrivée au château de Marie-Antoinette, reine d’emblée tragique, inscrit le film dans une lignée cinématographique. Il suggère un diptyque, parce qu’il semble boucler avec l’œuvrede Sofia Coppola dont il est toujours si proche, avec lequel il ne cesse de dialoguer. Presque on voudrait le voir à la suite, pour reprendre où l’on s’est arrêté. Pendant un moment une complicit é reste possible, comme un passage de relais entre deux femmes. Maïwenn s’y refuse. Il ne peut y avoir qu’une favorite à Versailles.
Jeanne du Barry, un film de Maïwenn, avec Maïwenn et Johnny Depp. En salles depuis le 17 mai 2023.