De passage en France dans le cadre des 23e journées cinématographiques du festival de Saint-Denis, Kirill Serebrennikov, cinéaste russe en exil à qui l’on doit notamment la Fièvre de Petrov et Leto, a présenté en avant-première son dernier film en date, la Femme de Tchaïkovski, l’histoire tragique d’Antonina Milioukova, éphémère épouse du compositeur Tchaïkovski qui, après deux mois de mariage, s’enfuira en vouant sa femme aux gémonies. Mais cette dernière, en proie à un amour fou et aveuglant, n’acceptera jamais cette situation et poursuivra de sa passion dévorante l’artiste, homosexuel et dépressif, qui fera tout pour l’éviter. L’occasion a été donnée à Zone Critique de poser quelques questions au cinéaste.
Qu’avez-vous trouvé de particulièrement inspirant dans cette histoire d’amour à sens unique et de folie au point d’y consacrer un film ? Comment avez-vous déjoué les pièges de l’académisme, qui sont souvent les travers des films biographiques et historiques ?
Kirill Serebrennikov : Je souhaitais porter un regard inattendu sur un héros national et intouchable et j’ai décidé, pour ce faire, de suivre les lois générales du biopic (ou film biographique), en considérant les éléments de loin sans porter un regard radical dessus. Se placer à une certaine distance permet d’entrevoir les choses avec du recul et d’embrasser toute la psychologie des personnages, ce qu’il n’est pas possible de faire quand on s’approche trop près, presque face contre face.
J’ai adopté cette distance par le truchement d’Antonina, car je voulais adopter le point de vue d’une personne qui ne sait pas ce que nous, nous savons. Elle a son propre regard, vit sa propre expérience, celle d’une personne somme toute classique et banale, en proie à l’impossibilité d’interagir comme il faut avec un génie, ce qu’il représente : un soleil irradiant de talent. Elle n’y parvient pas car, bien que resplendissant, le soleil a aussi ses propres taches et, paradoxalement, ses parts d’ombre.
In fine, on n’aperçoit que des fragments de vie vécus par Antonina Milioukova. Peut-être disposera-t-on de l’ensemble de ces fragments quand un grand film aura été réalisé sur la vie de Tchaïkovski.
J’ai souvent recours aux plans-séquence ; ce que j’aime dans cette sorte de plan, ce n’est pas seulement une éventuelle prouesse technique de mise en scène (car ces plans sont effectivement complexes à réaliser), mais c’est surtout le rapport entre le cinéma et le temps qu’ils permettent de mettre en évidence. Quand je parle de temps, il ne s’agit pas de l’époque à laquelle se déroule l’action mais du temps qu’il faut pour que le film soit vu. J’ai commencé à travailler à la télévision en montrant des images d’actualité ; je me suis vite aperçu qu’on pouvait monter des choses complètement contradictoires. Ainsi, à partir du même matériau, vous pouvez réaliser un reportage pour ou contre quelque chose ou quelqu’un, selon la commande qui vous sera passée. Pour moi, le montage, c’est du mensonge. Nous vivons aujourd’hui une époque de l’après-vérité, qui est un autre mot pour le mensonge. Nous sommes complétement perdus, nous ne savons plus où se trouve le vrai, où se nichent les fake news. Même les sources écrites peuvent être manipulées par l’informatique. Dans le cinéma, la question du rapport entre la vérité et le mensonge est cruciale : on sait qu’un artiste interprète un personnage mais il faut pour autant qu’on y croie. Tant que la caméra tourne, je sais que je n’ai pas besoin de recourir au montage : tout ce qui est montré dans le champ de la caméra est en quelque sorte réel, plus ou moins. Et c’est cela qui m’intéresse, de manière à éviter le mensonge.
Comment avez-vous abordé la psychologie particulière de vos deux héros ?
Kirill Serebrennikov : Je voulais rendre les personnages absolument complexes, c’est pour cela que j’ai décidé de laisser dans leur bouche leurs vraies paroles. Il s’agit presque d’un film documentaire : les lettres sont authentiques, même le comportement des personnages montré à l’écran est extrêmement fidèle à la réalité. Ainsi, ce que dit Antonina des juifs dans son délire antisémite se retrouve mot pour mot dans ses lettres. Ma part d’auteur réside surtout dans la composition que j’ai faite des séquences, en tâchant de respecter le plus possible la réalité.
Quelles sources avez-vous utilisé pour vous documenter sur l’histoire du couple ?
Kirill Serebrennikov : Une biographie de Milioukova a été écrite il y a quelque temps par un certain Valeri Sokolov [Antonina Tchaïkovski : l’histoire d’une vie oubliée, 1994] ; elle réunit des lettres, et des souvenirs d’elle et sur elle. C’est de là que viennent toutes les informations dont j’ai pu disposer et que j’ai utilisées pour mon film. Le seul changement que j’ai opéré concerne le lexique du XIXe, qui me paraissait daté et que j’ai modernisé pour plus de compréhension.
J’ai tourné mes deux derniers films dans un état second, entre la psychose et la folie.
Il faut dire que la biographie de Tchaïkovski a été soumise à une censure quasi perpétuelle dès le lendemain de sa mort, d’abord par son frère Modest qui a coupé au sens propre du terme des morceaux de lettres pour ne pas discréditer la mémoire de son frère, puis par les autorités soviétiques qui ont caviardé tout ce qui pouvait rendre Tchaïkovski vivant. Tout cela a été compliqué à restaurer, il a fallu avoir recours aux archives occidentales (en effet, la première vague d’émigrés à la suite de la Révolution d’Octobre avait fui le pays avec de nombreuses lettres et archives de toute rareté). Le livre qui retrace sa vie de la manière la plus fidèle et la plus intéressante est une biographie en deux tomes écrite par un universitaire de Yale, Alexander Poznansky, qui a réussi à regrouper et compulser tout ce qui avait pu être écrit sur Tchaïkovski, en Russie et en Occident.
Il n’était pas question pour moi de réaliser un film historiographique sur leur vie. Ce qui m’intéressait, c’était de faire un film qui soit compris par les spectateurs d’aujourd’hui et qui montre les ressorts de la passion. Ce qui est intriguant dans la relation entre cette femme qui essaie de s’approprier ce grand compositeur et cet artiste dont l’ampleur la dépasse et qui refuse de se donner et se confier à elle, c’est leur égoïsme, la manière de ne pas s’écouter l’un l’autre, de ne pas se comprendre. Et cela peut permettre d’en tirer des conclusions pour nous-mêmes.
Cette impossibilité de s’entendre et de se comprendre se retrouve dans leur photo de couple, où elle regarde sur le côté alors que lui nous fixe du regard.
Recréer une vérité historique m’a exalté et je compte bien recommencer.
Kirill Serebrennikov : Il n’existe qu’une seule photo où ils apparaissent tous les deux et je l’ai restituée telle quelle dans le film. Elle est très étrange, on ne sait pas pourquoi, sur ce cliché, il nous regarde alors qu’elle-même a son attention portée ailleurs. Dans de nombreuses scènes du film coupées au montage, et d’une durée totale de 40 minutes qui se retrouveront peut-être dans une édition intégrale, j’ai représenté les ateliers dans lesquels Tchaïkovski, ses amis et ses élèves se faisaient photographier. Il y passait beaucoup de temps car les daguerréotypes nécessitaient une certaine application pour ne pas être flous. Tchaïkovski a été un pionnier des photos commerciales ; en raison de sa célébrité, tout le monde souhaitait posséder sa photo chez lui. Il se faisait alors tirer le portrait chez les plus grands artistes, lesquels vendaient les photos avec les partitions. Pour l’anecdote, Tchaïkovski souffrait de nombreuses phobies, l’une d’entre elles consistait en la peur de prendre froid aux oreilles (ce qui aurait été compliqué pour sa musique). Il mettait donc souvent du coton dans les oreilles. Un jour, il s’est fait prendre en photo mais il avait oublié d’ôter ce coton, le cliché a donc été retouché par la suite pour être mis en vente, mais la photo originale existe toujours. Un autre aspect amusant est qu’il ne sourit jamais. J’ai découvert que la raison principale en était sa mauvaise dentition. Il n’ouvrait donc jamais la bouche, par coquetterie. J’ai toujours été enthousiasmé par ce genre de petites histoires car cela rend les choses vivantes et permet de ramener une époque dans sa vivacité, pour qu’on la comprenne et l’appréhende mieux. Recréer une vérité historique m’a exalté et je compte bien recommencer.
Votre film montre aussi l’atmosphère poisseuse de la Russie de l’époque et en cela, elle restitue également cette réalité historique qui vous tient à cœur.
Kirill Serebrennikov : C’était la réalité du XIXe. Les ordures étaient encore lancées sur la chaussée, comme on le voit dans le film, même si les caniveaux et les canalisations commençaient à faire leur apparition. J’avais envie de montrer la saleté et l’absence du confort auquel on est habitué aujourd’hui. Les personnages ont envie de vivre, aimer, souffrir, servir la musique… Par contraste, ces ambitions s’opposent à ces scènes d’extérieur, tristes, sales et dégradées. Je voulais illustrer le véritable milieu où tous ces gens ont évolué, rêvé, aimé…. On a d’ailleurs vécu une expérience similaire, quoique dans des proportions moindres, sur le plateau puisqu’on a tourné le film en pleine pandémie de Covid : tout le monde toussait et portait des masques, on avait alors l’impression de revivre un peu ce que les gens de l’époque éprouvaient, notamment lors de l’épidémie de choléra, qui a emporté Tchaïkovski lui-même. Il est mort après avoir bu un verre d’eau contaminé, on ne savait pas encore à l’époque en Russie qu’il fallait bouillir l’eau, contrairement au monde occidental qui était en avance sur ce sujet. On a même fait courir le bruit de l’empoisonnement et d’un prétendu complot lié à son homosexualité.
Comment avez-vous pu mener à bien le tournage de votre film dans le contexte actuel de la guerre entre la Russie et l’Ukraine ?
Kirill Serebrennikov : J’ai tourné mes deux derniers films dans un état second, entre la psychose et la folie, ce qui a influé sur ma propre appréhension de ces deux longs métrages. La Fièvre de Petrov a été tournée pendant mon procès et j’avais l’impression que la réalité s’échappait petit à petit sous mes pieds. Pour la Femme de Tchaïkovski, je pressentais qu’il ne pourrait jamais être diffusé en Russie. Je savais que la folie était présente dans le pays à l’époque mais jamais je n’aurais pensé que cela dévierait vers une guerre. Quant à mon prochain film, adapté de Limonov, le livre d’Emmanuel Carrère, je l’ai commencé en Russie avant la guerre mais je l’ai continué en dehors. Ce que disait Limonov à l’époque (retrouver les territoires perdus par la Russie, remettre sur pied l’Union soviétique, éliminer les libéraux…) est intégralement repris par le pouvoir aujourd’hui. Il était marginal jusqu’à une époque récente mais aujourd’hui, tout ce qu’il disait est assumé de manière ouverte et sans complexes et c’est ce qui est effrayant.
Retrouvez aussi notre critique du film sur Zone Critique.
La Femme de Tchaïkovski, un film de Kirill Serebrennikov, en salles le 15 février.