Sébastien Bailly, auteur de trois courts-métrages réussis (Douce ; Où je mets ma pudeur ; Une Histoire de France), continue à interroger dans Comme une actrice les détours du désir. Anna (Julie Gayet), comédienne quinquagénaire, décide d’en régler la valse grâce à un pouvoir de métamorphose quasi-illimité. Mais le sourire de Dorian Gray peut-il être autre que torve ?

Au retour d’une journée de tournage, Anna (Julie Gayet) salue son mari. Dans l’appartement bleu de cobalt, la caméra suit ses mouvements tandis qu’Antoine (Benjamin Biolay) demeure longtemps hors-champ : toute la déliaison d’un couple s’exhibe tristement en ces secondes abruptes. La rupture n’est pas actée que déjà, elle est sanctionnée. L’objectif du long-métrage de Sébastien Bailly tient dans un nœud simple : lutter contre le désamour. 

Contrer la fuite

Pour surmonter la séparation qui suit de peu la scène, Anna se dope aux pilules relaxantes vendues par sa tintinesque pharmacienne Mme Peng. Absorbées à trop forte dose, celles-ci ouvrent une boîte de Pandore : le droit à la métamorphose pour quelques heures. Au cours d’une soirée mondaine, Anna décide de se transformer en une jeune critique de théâtre, Delphine (Agathe Bonitzer), remarquée par Antoine – lui-même metteur en scène. Anna, devenue fausse Delphine, séduit alors son ex pour le plaisir de redevenir l’objet de son désir. Après la sincérité brutale de la déliaison, commencent plusieurs semaines de liaison en jeux de miroir, qu’Anna assume cette fois en tant que comédienne du quotidien. Elle sait – semble-t-il ? – que ce n’est pas vraiment elle qu’Antoine convoite mais le corps plus jeune qu’elle habite. Manque pourtant un véritable traitement par la mise en scène d’une hypothèse émouvante : l’ex retrouve-t-il quelque chose, malgré tout, de son ex ?

La beauté contrastée de l’héroïne donne au film un certain équilibre, entre présence et absence. Anna s’impose désagréablement lorsqu’elle s’invite humiliée, parmi des comédiennes plus jeunes, à une audition à laquelle Antoine ne l’a pas conviée : celle de Rosaure dans la tragi-comédie baroque de Calderón, La Vie est un songe, qu’ils ont autrefois montée ensemble. À l’inverse, elle se dissout lorsqu’elle finit par emprunter, gavée et vite camée, les identités de bien d’autres femmes que celle de Delphine. Car il s’agit au fond surtout pour la comédienne de correspondre frénétiquement au désir des autres. Dans la partie la plus réussie du film, elle délaisse sa mascarade vaudevillesque avec Antoine pour se lancer dans la séduction d’inconnus. Elle en épouse les fantasmes en se métamorphosant à volonté, au risque de détruire son propre corps. En effet, le don contient, comme dans tout conte de fées, sa punition : l’apparition progressive, sur l’ensemble du corps réel de la quinquagénaire, d’une lèpre violacée.

Screwball tragedy

Sur le papier, Cukor rencontre Dorian Gray.

Sébastien Bailly lance ici un pied de nez méta au désamour du cinéma pour les comédiennes de plus de cinquante ans, souvent réduites, pour ne pas périr, à jouer des femmes plus jeunes. La lumière blafarde jetée sur les traits de Julie Gayet impose une sincérité sans trompe-l’œil sur un tabou encore trop prégnant : les rides du visage féminin.Dans le même temps, le film confirme la revitalisation actuelle d’une veine fantastique souvent absente du jeune cinéma français et que les sorties de La Montagne et de Goutte d’or viennent confirmer en ce début d’année 2023.

Comédie de remariage mâtinée d’une Cronenberg’s touch : c’est ainsi qu’on aimerait qualifier Comme une actrice. Sur le papier, Cukor rencontre Dorian Gray, comme si l’on mariait deux titres des films du cinéaste hollywoodien : de A woman’s face à Two-faced woman. Mais le rendez-vous est manqué, de même que les retrouvailles entre les époux. Deux enjeux de mise en scène et de scénario se juxtaposent. Ils se cristallisent dans la lassitude de Benjamin Biolay face à son ancienne femme. Entre eux deux, la dynamique physique et verbale qui donne son sel au désir est définitivement éteinte, et l’amour ne se dit qu’à sens unique. Loin d’être anecdotique, cette lacune révèle une hésitation dans la tonalité globale du long-métrage.  Nous n’irons ni très nettement vers la comédie, ni très nettement vers le drame. Pourtant, le rire affleure : comme lorsque Benjamin Biolay tente de dialoguer avec la véritable Delphine, médusée par ses allusions à leur liaison – trop rare moment de comédie pure. Tout ce qui donne corps au genre (quiproquos, gaffes, burlesque de la métamorphose) est écarté. Et jamais le spectateur ne souhaite la réunion des deux héros. L’aveu même du pot-aux-roses, souvent tant attendu dans tout récit de travestissement, est volontairement dé-lié : il passe par l’écrit – un carnet laissé sciemment par Anna – et non par la présence corporelle simultanée. Il suscite surtout de la colère chez l’ex, non un retour de flamme bien difficile à avaler. C’est assurer d’une réunion finale inquiétante sous les pins d’Ostie, sans que le film n’emprunte tout à fait non plus cette voie-là.

L’allemand phantastisch a dérivé chez Freud du fantastique vers le fantasmatique : le désir produit en effet des rêveries diurnes ou nocturnes qui contreviennent aux lois physiques – ici, celle du vieillissement, certes, mais surtout celle de l’identité. Le principal désir du film est monomaniaque et monodique ; ce n’est pas celui de la réunion amoureuse, ni de la jeunesse maintenue coûte que coûte – car l’héroïne, après le jeu de transformation très exclusif mené pour berner son ancien mari, se métamorphose en des femmes plus âgées qu’elle. Ce rêve de comédien et de romancier s’épanouit sans besoin de conciliation avec le réel : il s’agit de correspondre au fantasme de l’autre, jusqu’à la déliaison du moi. Or la comédie est le genre de la liaison et du rétablissement de l’identité. À l’opposé donc de l’odeur mortifère et lugubre qui hante ce long-métrage, jusque dans ses teintes rouges, bleus et grises, et que l’on souhaiterait davantage assumée en tant que telle.

Comme une actrice, un film de Sébastien Bailly avec Julie Gayet, Benjamin Biolay, Agathe Bonitzer, en salles le 8 mars.