Au Théâtre du Rond-Point, le danseur, acteur, chorégraphe et percussionniste argentin Luciano Rosso met le monde entier dans sa bouche. Seul en scène aux voix multiples d’une physicalité prodigieuse, le spectacle Apocalipsync est un émouvant remède à la solitude, du point de vue d’un artiste que le confinement fait légèrement vaciller. Usant des possibilités infinies que lui offrent sa bouche et son corps, Luciano Rosso interprète en lip-sync une galerie foisonnante de personnages. Un réjouissant travail de métamorphose qui provoque l’hilarité.

Inventaire du vivant

Luciano Rosso se métamorphose et interprète avec une intensité paroxystique ces dizaines d’individus.

Derrière un grand rideau de plastique blanc, Luciano Rosso se prépare à commencer. Mais commencer quoi ? Nous sommes en plein confinement, l’artiste est enfermé chez lui, comme tout le monde : il n’y a rien à faire, pas de spectacle à jouer, pas de vies parallèles à aller vivre. Il y a tout de même quelques bruits dehors et surtout des voix qui tournent en boucle à la radio et à la télévision. Dans ces voix d’inconnu·es, il n’y a qu’une maigre perspective de dialogue, mais une ressource infinie de personnages. Grâce au lip-sync (technique de synchronisation des lèvres sur une voix ou un son enregistrés), Luciano Rosso se métamorphose et interprète avec une intensité paroxystique ces dizaines d’individus, dont les paroles résonnent comme de surprenantes archives d’une humanité confinée.

L’impensable élasticité de son visage n’est qu’une partie de toute la physicalité qu’il déploie.

Dans la constellation de Luciano Rosso, tout peut faire théâtre : chaque parcelle de vie est matière à interprétation, parodie et imprégnation. Le moindre écho le traverse et devient sien, d’un bruit de perceuse à un aboiement de chien. Sa relation au monde est fatalement poreuse : le corps de l’interprète se laisse entièrement infuser par un extérieur protéiforme qui s’agite sans répit. L’impensable élasticité du visage de Luciano Rosso, animal qui mord le réel en laissant s’échapper les voix des autres, n’est qu’une partie de toute la physicalité qu’il déploie. Son corps-machine se met au service du moindre infléchissement sonore, du soupir presque inaudible à la plus discrète note de musique : cette attention aussi scrupuleuse aux détails provoque un sentiment fascinant et s’accompagne de larges rires dans le public.

Hors-norme

© Hermes Gaido

Luciano Rosso a quelque chose du magicien : s’inventant un public dans le secret de sa salle de bain, il transforme le réel pour réunir les conditions de sa métamorphose. Le rideau de douche devient rideau de scène du prestidigitateur qui se fait disparaître lui-même, pour réapparaître en quelques secondes à peine dans les voix des autres. Le rideau devient aussi costume, large traîne de la chanteuse cubaine La Lupe, dont Luciano Rosso interprète le fameux titre Puro Teatro. Cette entrée en matière extraordinaire, d’une émotion et d’un humour égaux, donne le ton : « Pardonne-moi de ne pas te croire, mais il me semble que c’est du théâtre. »
Avec sensibilité et solennité, le comédien rend hommage à ces idoles avec lesquelles on se construit adolescent·e, lorsque l’on pense chanter aussi bien que Mariah Carey devant le miroir de sa salle de bain (là où se cristallisent peut-être un bon nombre de carrières artistiques).

La figure du monstre, c’est la possibilité de trouver un état de libération en échappant à la norme.

Dans ce colossal travail de lip-sync, il y a l’émotion du souvenir, mais aussi une forme de monstruosité. Par le biais d’un éventail infini d’expressions faciales, l’interprète explore les chemins les plus poussés de la métamorphose pour devenir une créature hybride : être humain, animal, clown, démon… À la flexibilité de la bouche s’ajoutent les transfigurations du corps de l’interprète, qui utilise habilement toutes les parties de son corps pour donner l’illusion de la résonance du son. De la luette du fond de sa gorge jusqu’à ses omoplates, tout chez lui se met en mouvement pour danser sur le bruit. La figure du monstre, c’est la possibilité de trouver un état de libération en échappant à la norme : le corps métamorphosé de Luciano Rosso va au-delà du genre et d’une quelconque assignation, il se déploie à travers le monde entier. La monstruosité, c’est la liberté, comme le rappelle le philosophe Paul B. Preciado : « [La] condition [de monstre] est comme un pied qui avance dans le vide en indiquant la voie vers un autre monde. »

En nous replongeant dans les temps de confinement et d’isolement, Luciano Rosso nous invite à sublimer notre solitude. Démesurément drôle et cathartique, le spectacle Apocalipsync s’échappe du réel pour nous plonger dans l’imaginaire, l’impossible et le théâtre, sans pour autant oublier le tragique. Porte-parole(s), Luciano Rosso vogue avec brio entre tous les corps et toutes les formes et crée pour nous un endroit à part : une bibliothèque d’archives qui se transforme en cirque parodique et où l’on rit, comme lui, à gorge déployée.

  • Apocalipsync, jusqu’au 2 avril 2023 au Théâtre du Rond-Point. Un spectacle de Luciano Rosso et Maria Saccone, interprété par Luciano Rosso et mis en scène par Luciano Rosso, Maria Saccone et Hermes Gaido.

Crédit photo : © Hermes Gaido