En deux volumes, l’un consacré aux poèmes, l’autre aux écrits d’Eluard sur l’art, la belle anthologie parue au Temps des Cerises s’adresse à merveille à tout lecteur – novice ou fin connaisseur – désireux de (re)découvrir son œuvre et de mieux entrevoir le fond de nuit sur lequel s’élève sa poésie solaire. Conçue à quatre mains, par Olivier Barbarant, poète et critique littéraire, et Victor Laby, rédacteur en chef de la revue Commune, elle propose une traversée commentée et sensible de l’ensemble de son parcours, tout en assumant la part de subjectivité dans le choix des textes.

Paul Eluard est le plus souvent connu pour sa poésie engagée, parfois réduite à son poème « Liberté » écrit et parachuté par les avions de la RAF pendant la 2nde guerre mondiale, ainsi que pour son versant amoureux inspiré par ses plus célèbres muses : Gala et Nusch. Au rebours d’une approche qui scinderait ces aspects, l’anthologie Paul Eluard, la mémoire des nuits présente son œuvre comme un cheminement aux multiples facettes (l’amour, la souffrance, la guerre, la nature, l’amitié, la peinture…) qui naissent et se déploient dans le temps d’une vie, tout en se réfléchissant sans cesse les unes dans les autres, dans une œuvre à la grande cohérence.

De la poésie de circonstance à la poésie éternelle

De ses premiers pas en poésie alors qu’il a tout juste 18 ans et que s’apprêtent à surgir la 1ère guerre mondiale et la mobilisation, jusqu’à sa mort en 1952, les poèmes choisis révèlent un ancrage profond dans les circonstances, aussi bien personnelles qu’historiques. Le parcours de son œuvre se lit alors tout aussi bien comme développement d’une écriture que traversée d’une vie, marquée par les deux guerres mondiales.

L’anthologie permet en effet de découvrir certains poèmes peu connus de la 1ère guerre mondiale (dans Le devoir, Le devoir et l’inquiétude, et Poèmes pour la paix), mais aussi de revenir sur d’autres recueils plus célèbres. Ainsi en est-il d’Au rendez-vous allemand par exemple, dont les poèmes présentés dans l’anthologie sont ceux de la première édition, de 1944.

Eluard y rejette violemment la posture d’indulgence parfois adoptée envers les responsables de la collaboration, et le report lâche et ignoble sur les femmes, tondues (« Les vendeurs d’indulgence », « Comprenne qui voudra »). Il y rend aussi magnifiquement hommage à ceux – héros ou victimes – qui moururent durant la guerre, en scandant et reprenant leurs noms, dans le poème « Eternité de ceux que je n’ai pas revus ».

En présentant sous la forme d’un cheminement chronologique l’œuvre d’un auteur qui inscrit en poésie les soubresauts de sa vie et de l’histoire, l’anthologie se révèle ainsi fidèle au projet poétique d’Eluard, qu’il explicite dans « La poésie de circonstance », conférence donnée à la fin de sa vie et dont on pourra lire avec profit le texte intégral dans le deuxième volume de l’anthologie.

Ecrire, pour Eluard, c’est en effet partir de son expérience propre, y compris quand celle-ci fait face à la nuit de la souffrance personnelle ou de l’histoire, pour – précisément – tenter de mieux y voir : « Les circonstances les plus obscures s’éclairent sous la plume du poète, car elles se reflètent dans un miroir qui les élucide, et sont restituées visibles à tous ». Aussi, la vertu du chant est-elle d’inscrire ces circonstances ainsi élucidées par-delà le temps présent. « On pourra m’ôter cette vie, mais on n’éteindra pas mon chant », reprend Eluard à Aragon. La poésie de circonstance vise ainsi la poésie éternelle. Et la lire aujourd’hui dans son inscription temporelle, c’est tenter d’en percevoir toute la portée.

Indispensables écrits sur l’art

Loin de s’adresser uniquement à ceux qui voudraient parfaire leur connaissance du poète, le deuxième volume de l’anthologie, consacré aux textes sur l’art, se lit en miroir du premier et en redouble l’intérêt. Aux poèmes engagés des temps de combat, répond ainsi le passionnant texte d’Eluard sur la poésie de circonstance. Aux recueils publiés en collaboration avec des peintres, font quant à eux écho les nombreux textes d’hommage adressés à Max Ernst, Fernand Léger, Magritte ou Picasso.

Surtout, ces textes en disent long sur Eluard lui-même. En nous parlant d’eux, il nous parle de lui – et fait ressortir avec force ce qui anime toute son œuvre : parler pour soi et pour les autres, à commencer par les déshérités (comme l’ont fait Baudelaire ou Hugo), se trouver dans un présent renouvelé où l’avenir est ouvert (comme Picasso), ou être généreux, fraternel et tisser des liens avec ses semblables.

Le Château des Pauvres, ou le mot de la fin

De ces deux volumes de l’anthologie – des poèmes aux textes réflexifs sur la poésie, en passant par les textes d’hommage rendus à d’autres artistes – naît une belle impression de foisonnement et de grande cohérence aussi de l’œuvre éluardienne, animée par un insatiable sentiment d’amour et de fraternité.

Comme un ultime poème qui retisse tous les thèmes qu’il chérit – l’amour, l’amitié, la souffrance commune et l’aspiration envers et contre tout à la lumière et à un bonheur partagé –, « Le Château des pauvres », écrit en Dordogne près d’une vieille ferme du même nom quelques mois seulement avant la mort d’Eluard, conclut à ce titre magnifiquement le premier volume :

Pauvres dans le Château des pauvres

Nous fûmes deux et des millions

À caresser un très vieux songe […]

Quoi qu’il arrive nous vivrons

Et du fond du Château des pauvres

Où nous avons tant de semblables

Tant de complices tant d’amis

Monte la voile du courage

Hissons-la sans hésiter […]

Il ne faut pas de tout pour faire un monde il faut

Du bonheur et rien d’autre