À l’occasion de la 54e édition des rencontres d’Arles, Zone Critique propose une série d’articles au fil des différentes expositions. Le dernier volet de notre série arlésienne est consacré à la jeune création. Tour d’horizon des heureuses surprises et des talents prometteurs.
Les traces du temps
L’été arlésien est souvent fort chaud. On privilégiera donc la fraîcheur de la matinée pour se rendre à Ground Control, espace situé non loin de la gare, à quelques encablures du centre-ville. Ce lieu immense accueille cette année la splendide exposition d’Éric Tabuchi et Nelly Monnier, Soleil gris, présentant des clichés pris à travers toute la France de bâtiments, habitations et constructions diverses. Visage rare de la France rurale, complexes industriels à l’abandon, et coquettes maisonnettes en bord de mer peuplent les cimaises — installées de manière originales sur des supports métalliques, ce qui donne le sentiment de voyager réellement dans cette France peu mise à l’honneur.
À l’issue de cette visite, tout au bout de Ground Control, il faut s’attarder dans une dernière exposition qui rassemble les travaux de trois jeunes photographes, issus de l’École Nationale Supérieure de la Photographie implantée à Arles. Iris Millot retranscrit avec Le soleil passe à l’embranchement la vie d’Hélène, sa grand-tante, ancienne militante du MLF, et habitant seule dans une ancienne ferme. Elle cultive ses légumes, entretient la terre, mais le domaine qui est son refuge va être vendu. C’est la dernière saison qu’elle y passe. Iris Millot est retournée voir sa grand-tante, laquelle lui a montré tout ce qu’elle avait conservé : des photos, des carnets. Hélène écrivait. C’est ainsi la vie de cette femme, ses combats et ses mots qui sont mis en scène par Iris Millot avec beaucoup de subtilité. L’émotion affleure, dans ces clichés montrant les affaires d’Hélène, exhibant çà et là de vieilles photos, témoignages d’un monde qui n’est plus. L’exposition alterne entre photos prises durant la jeunesse militante d’Hélène, et clichés actuels, montrant la vie de cette femme. Une note tirée de son journal, où elle explique qu’elle doit parcourir plus de sept kilomètres pour aller chercher son courrier, expose la rudesse de son existence, mais avec une sorte de joie solaire. Le soleil passe à l’embranchement fait revivre une de ces « vies minuscules » — pour reprendre la formule de Pierre Michon — qui révèle sa grandeur dans les petits riens de l’existence. À l’embranchement de la vie de cette vieille femme et de sa nièce, se trouve le regard photographique, comme le soleil qui éclaire ces deux existences, si lointaines, mais si proches en même temps.
Le soleil passe à l’embranchement fait revivre une de ces « vies minuscules » — pour reprendre la formule de Pierre Michon — qui révèle sa grandeur dans les petits riens de l’existence
De son côté, Jingyu Cao, propose une réflexion sur la virtualité des images et s’interroge sur la réalité qu’elles peuvent laisser entrevoir. Ses photos, tantôt floues, tantôt mettant en scène les immensités modernes de bâtiments et d’infrastructures laissent flotter une impression d’étrangeté, et parfois même de malaise diffus. Habile travail sur la sensation et l’atmosphère, cette courte série est le signe d’un travail intriguant et prometteur.
Travaillant la photographie, mais également la mise en espace des objets et des tirages, Raphaël Lods est le troisième artiste présenté dans cette exposition Une attention particulière. S’inspirant du travail de son bisaïeul, l’architecte Marcel Lods, il propose une œuvre à mi-chemin entre l’installation et la photographie. Alors que les bâtiments conçus par Marcel Lods sont en passe d’être détruits et démantelés, Raphaël Lods les photographie pour leur donner une seconde existence, et pour retracer la grandeur de ces conceptions architecturales qui ont parfois trouvé une seconde vie lors d’une réfection. À travers ces photos c’est une série de strates temporelles qui émergent, comme remontant à la surface du temps.
- Une attention particulière, Jingyu Cao, Raphaël Lods, Iris Millot, à Ground Control à Arles, jusqu’au 24 septembre 2023.
De la mort à l’œuvre
Nous mourrons tous, mais pas de la même façon. Inégalitaire sous bien des aspects, le monde contemporain l’est également sur la manière dont les personnes meurent à différents endroits du globe. La mort et la patrie sont ainsi les sujets de l’exposition d’Oleñka Carrasco, artiste vénézuélienne installée en France. En 2020, elle apprend que son père est à l’article de la mort. Elle l’a vu pour la dernière fois en 2015. Son exposition Patria tente de rendre compte de la douleur d’un deuil que l’on est contraint de faire à distance. À travers des photos prises au téléphone, des bribes d’objets symbolisant son père, et surtout des images envoyées par sa famille via les messageries instantanées, Oleñka Carrasco reconstitue tous les moments qui furent ceux du décès de son père. Comme le temps qui passe et corrompt nos souvenirs, l’artiste défigure parfois les images à l’acide, comme pour symboliser que l’image qu’elle reçoit ne correspond plus au souvenir qu’elle en avait conservé. Il en va ainsi de sa maison au Vénézuela, qu’elle trouve changée quand on lui en envoie une photo. Au début de l’année 2022, tous les membres de sa famille quittent le Vénézuela pour s’installer dans d’autres pays. Oleñka Carrasco documente une fois encore l’éloignement et la distance. Un art de la photographie comme pharmakon, pour reprendre le double sens du terme grec : à la fois remède à la douleur et douleur elle-même. La photo telle que la pratique Oleñka Carrasco s’affirme comme une lutte contre la corrosion de la mémoire par le temps. Ultime affirmation que la vie renaît par-delà la mort.
- Patria, d’Oleñka Carrasco à Croisière à Arles, jusqu’au 24 septembre 2023.
L’image en devenir
Comme chaque année à Arles, l’église des Frères Prêcheurs accueille les lauréats du Prix découverte de la Fondation Louis Roederer. Conçue comme une seule et même exposition rassemblant diverses séries de jeunes photographes, il faut saluer le travail accompli en termes de mise en espace dans cette vaste église. On s’arrêtera notamment sur la série de Soumya Sankar Bose, photographe indien qui livre avec Discrète évasion dans les ténèbres une troublante évocation de sa mère. Alors qu’il avait neuf ans, la mère de l’artiste disparaît pour ne réapparaître que trois ans plus tard. Atteinte de prosopagnosie, trouble qui l’empêche de reconnaître les visages de ses ravisseurs, cette femme ne conserve aucun souvenir de son « enlèvement ». À travers une série de photos tantôt émouvantes, tantôt inquiétantes, Soumya Sankar Bose tente de donner du sens à cet évènement traumatique, tant pour lui que pour sa mère. L’ambiguïté habite chaque image, et on passe d’une photo à une autre comme on tournerait les pages d’un roman policier à l’intrigue haletante.
Creusant le sillon de la mémoire individuelle, mais qui entre cette fois-ci en rapport avec la mémoire collective, Isadora Romero plonge dans son passé familial pour livrer une réflexion sur les conséquences de l’industrialisation agroalimentaire en Équateur. La série Fumée, racine, semence aborde la crise que traverse l’Amérique latine dans son rapport à la terre et à l’exploitation alimentaire. C’est en découvrant que ses ancêtres étaient des « gardiens de semences », c’est-à-dire les détenteurs des traditions ancestrales de culture des plantes qu’Isadora Romero a conçu ce travail. Au cours des vingt dernières années 75% des variétés végétales du monde ont en effet disparu ; et l’artiste se demande si l’oubli des savoirs ancestraux dans la culture des plantes n’accentue pas la disparition de ces semences, jusqu’alors cultivées selon des rites très précis. En proposant des photos de ces pratiques de culture, associées à des échantillons de graines disparues ou en passe de disparaître, Fumée, racine, semence opère un lien entre le microcosme et le macrocosme. La graine devient ainsi le symbole du plus petit élément dont la disparition entraîne les conséquences les plus désastreuses. Exposition modeste mais subtilement conçue, Fumée, racine, semence nous offre le tableau d’une humanité ravagée par l’oubli d’elle-même jusque dans ses traditions les plus élémentaires.
l’attention portée par la jeune création à l’irruption de l’intelligence artificielle dans la création est un signe que la photographie joue plus que jamais le rôle de sismographe de notre époque.
Un mot pour conclure. Un thème récurrent cette année aux Rencontres d’Arles, fut celui de la mémoire individuelle et du rapport aux origines, qu’elles soient culturelles, linguistiques ou géographiques. Nombreux sont les photographes à s’intéresser — avec plus ou moins de bonheur — aux nouvelles technologies appliquées à la photo : images générées par intelligence artificielle, logiciels de création d’images en direct, filtres appliqués sur les photos retouchées. Si l’on peut parfois rester dubitatif face à certains expérimentations — à l’instar de l’exposition Habeas Corpus, au couvent Saint-Césaire, qui plonge le visiteur dans un bain numérique assommant et dont on peine à percevoir le sens — l’attention portée par la jeune création à l’irruption de l’intelligence artificielle dans la création est un signe que la photographie joue plus que jamais le rôle de sismographe de notre époque.
- Discrète évasion dans les ténèbres, de Soumya Sankar Bose, à l’église des Frères Prêcheurs à Arles, jusqu’au 27 août 2023.
- Fumée, racine, semence, d’Isadora Romero, à l’église des Frères Prêcheurs à Arles, jusqu’au 27 août 2023.
Illustration : Jingyu Cao. Sans titre. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.