Après des années d’errance en Méditerranée, à écouter des voix, le Hasard – incarné en une certaine Ljiljana, mais c’est une autre histoire – m’avait trouvé un appart à Marseille au 7ᵉ étage du 2, rue Lacépède, aéré de mistral, pile face au Parc Longchamp, où j’ai ensuite vécu longuement, mollement, blotti dans le hamac de la terrasse, sans comprendre ce qui se jouait devant moi.
Ce jardin à l’anglaise type Buttes-Chaumont, inauguré en 1869 après trente pénibles années de travaux d’adduction, avait été érigé pour célébrer l’arrivée de l’eau de la Durance, qui avait eu la double vertu, providentielle pour les Marseillais, d’abord d’éradiquer le choléra et ensuite de diluer parfaitement l’anisette.
Puis le Hasard – cette fois sous la forme de Julie, directrice du réseau des bibliothèques du Briançonnais – me hissa jusqu’aux bords orientaux des Hautes-Alpes, et je découvris là-haut, presque honteux, que mon eau de douche prenait sa source ici, précisément dans la vallée de la Clarée. Bien sûr elle avait meilleur goût qu’en bas, exaucée par le décor et l’altitude, et sa fraîcheur mordante avait engendré des pratiques apéritives étonnantes, les autochtones du coin considérant que les glaçons étaient inutiles dans le pastis, ce qui pour nous, habitués des bistrots de front de mer, est évidemment une terrible hérésie – si la plupart des hérétiques du monde entier (maronites, chartreux pour ne citer que ces deux schismes) se réfugient dans les montagnes pour pouvoir picoler tranquilles selon des rites qui leur conviennent, on peut dans ce cas-ci s’attrister de cet interdit sur les glaçons quand on sait toute la glace alpine à proximité qui aurait fait de si beaux icebergs sur l’étendue jaune trouble.
En cette belle journée d’hiver, je réalisais donc à la fois que la source briançonnaise coulait jusqu’aux éviers marseillais au prix d’un chemin chaotique à travers la région PACA, mais aussi qu’en contrepartie elle avait ramené avec elle le soleil du Vieux Port, que je reconnus briller sur les sommets à travers le ciel sec – en moyenne trois cents jours par an, me confia-t-on fièrement à l’office de tourisme – heureux peut-être de prendre le frais sur ces faces enneigées.
Le limes climatique méditerranéen remontait donc bien jusque-là, avant qu’on ne bascule dans l’humidité sombre de la barbare Haute-Savoie : ce territoire de hautes montagnes et la Mare nostrum étaient réconciliés. D’ailleurs un des premiers habitants rencontré a été Bastien, qui travaillait en tant qu’homme à tout faire à la bergerie de Franck et Odil...