Les sms excitent l’ambition programmatique de notre sexualité. Ils appartiennent à tout un univers du désir. Une autre façon de caresser, de mordre, de lécher. Un va-et-vient scriptural qui mobilise l’œil et le crâne, et qui, remplaçant la nécessité d’une rencontre, offre un certain art de faire l’amour. Une expérience personnalisée, sans contact et solitaire… Mais peut-on se tenir éloigné indéfiniment de la chair de l’autre ? 

Bienvenue dans le Dimanche Rose, Adrian Meyronnet nous fait entrer dans la chambre de l’époque. Allongeons-nous. 

À la mort de mon père, j’ai passé pas mal de temps sur les applications de rencontre. Fallait que je tue l’ennui. J’enchaînais les rencards comme on zappe à la télévision – comme certains noient leur spleen dans l’alcool ou la drogue. Ma drogue à moi, ce sont les femmes. Aucune jeune femme pourtant ne me retenait bien longtemps. Réciproquement, je passais mon temps à me faire ghoster. On se parlait, on se plaisait, on s’embrassait, parfois plus, et puis, surtout, on s’oubliait très vite.

En octobre, quelques jours avant le premier anniversaire de mon père que je fêterais sans lui, une orpheline m’écrivit sur Adopte. Je me souviens encore de sa première question : « Toi aussi, tu as perdu ton père ? » Tels furent ses mots, alors que rien ne l’indiquait sur mon profil. « Je l’ai senti tout de suite » ajouta-t-elle. Puis elle me raconta que le sien était mort du pancréas quelques jours après le mien. Nous avions vécu exactement la même chose : cancer foudroyant, impuissance, confinement dans ces circonstances macabres. Alors je réponds à Pauline, dont le regard bleu me lave de tout.

*

Pauline a commencé par m’appeler souvent avant qu’on ne se rencontre. Cela durait de plus en plus. Elle était d’abord au volant, puis chez elle. Elle aimait téléphoner. Elle sortait de plusieurs relations amoureuses compliquées, avec des hommes qui n’acceptaient pas qu’elle rentre tard en semaine et voulaient qu’elle leur fasse à manger. Elle me parlait longuement de son chien, un jeune malinois. Elle se disait zèbre ; et moi je pensais au vers de Rilke : « et même le zèbre – hélas, et tout cela pour quoi ? » Elle aimait aussi bien bivouaquer que dormir dans un palace à Santorin. Elle disait qu’elle était une bonne vivante, qu’elle aimait boire du bon vin, fumer, faire la fête. Elle précisait : « Mon père s’est privé de tout, il est mort quand même ». J’aimais bien sa voix, sa clairvoyance, sa vitalité. Je n’étais plus capable de grand-chose d’autre que de fixer mon plafond et de me masturber sans conviction. Je bandais mou. 

Pauline aimait bien retourner dans certains lieux, tout comme moi. Quand elle aimait un endroit, elle voulait toujours y revenir. Ça nous faisait un autre point commun. Elle appréciait l’appartement qu’elle louait dans la vallée de la Maurienne, qu’elle allait bientôt quitter toutefois pour revenir dans la Drôme, où elle me donnerait prochainement rendez-vous. Elle voyait le mariage comme une expérience. Un soir, dans le silence de la nuit, elle susurra : « Je n’ose pas trop te demander, mais c’est important le sexe pour toi ? » J’ai ri : « Par important, tu veux dire : la fréquence ? » Et là, elle me parla longuement de sexe. Elle aimait faire l’amour, même dans une soirée, avec un inconnu ou son petit ami du moment ; avait besoin que ce soit spontané, très régulier (au moins tous les deux jours), et que l’homme la désire fortement. Elle aimait être excitée par un regard, et même que son homme utilise la télécommande de son sextoy en la regardant. Elle me parlait de coups de langue, de fellation, d’éjaculation faciale. Elle m’excitait à l’autre bout du fil. Je me rendais compte que sa voix me faisait bander ; elle m’envoyait parfois des morceaux de son corps que je recevais comme autant de blasons. Elle disait aimer autant faire l’amour que baiser salement, dans les chiottes ; autant prendre le temps que le faire en coup de vent dans une cage d’escalier. Elle me disait que rien ne l’excitait autant que de sucer dans un lieu public. 

J’ai tellement aimé notre échange que j’en ai parlé à mon psychiatre le lendemain. Celui-ci me mit en garde, tandis que je lui parlai de mes dernières rencontres. Lorsque j’évoquai Pauline, il eut cette réaction : « Une psychologue… Ah, il y a de tout, dans les psychologues. Ce n’est pas pour vous, mon pauvre. Elles ont fait quelques années de fac ou une école… Elles n’ont pas d’assise médicale et rêvent qu’on leur dise docteur. Elle va vous bouffer ». Et moi je pensais à notre conversation sur le sexe, et je commençais à affabuler. Bien sûr que je voulais qu’elle me bouffe. Le psy avait ajouté : « Ne lui parlez surtout pas de moi, elle vous dira du mal des psychiatres. Elle est jolie ? » J’ai souri. Il a rabattu sa main comme pour me signifier que j’étais perdu : « Vous êtes déjà amoureux, c’est foutu ». Mais il reprit, m’exposa une méthode : « Alors, écoutez-moi bien, vous allez lui poser ces questions : es-tu féministe ? Épilée ? Qui est George Sand ? » Avec lui, je ne savais jamais si c’était du lard ou du cochon. J’étais hilare la plupart du temps, quand je sortais de son cabinet. Il n’avait pas besoin de me prescrire de médocs. Il continuait : « Entre le Covid, les féministes, et le réchauffement climatique, vous avez de la chance. Vous êtes né à la bonne époque ». Il s’était tu un moment avant de reprendre un ton plus sérieux : « Vous tenez à votre célibat, et une nana, ça demande du temps du temps pour elle, des sorties, une routine sexuelle, une belle-famille… Et puis je vous rappelle, mon cher Musset, que vous avez une œuvre à écrire ! » J’opposai mollement : « Il est mort jeune. Oh, non, pas si jeune. Il avait dans les cinquante ans, ça vous laisse de la marge… » La séance touchait à sa fin. Alors qu’il fixait mon prochain rendez-vous, que je notais aussitôt dans mon téléphone, j’ai reçu un message de Pauline. J’ai dû sourire bêtement car le psy hochait la tête d’un air réprobateur dans ma direction. Je savais que je finirais par ne plus venir le voir, lui. 

Pauline a continué de m’appeler pendant de longues semaines. Nous nous entendions à merveille. Elle aimait Londres, lisait beaucoup autrefois, et aujourd’hui encore, l’été. Elle avait fait sept ans de latin. Nous parlions parfois des derniers mois de nos pères respectifs et de la démission de l’hôpital de M. Son père aussi était suivi par le docteur D. Ils s’étaient relayés avec son frère et sa mère pour lui faire la toilette ; elle rentrait une nuit sur deux de Grenoble à la fin, repartait à cinq heures du matin ensuite. Elle disait qu’elle avait drôlement pris dans la gueule cette année-là. Mais ce qui me frappait le plus, c’est combien Éros et Thanatos pouvaient se mêler. Nous passions sans cesse des sextos à des sujets déprimants, comme si l’un et l’autre se fécondaient en permanence. Surtout, je commençais à comprendre le sens du mot décharger.

Elle m’envoyait des photos d’elle, des nudes. Elle me disait qu’elle aimait les rides et les cheveux grisonnants chez un homme raison pour laquelle elle ne se verrait jamais avec un garçon plus jeune qu’elle. Bref, elle me préférait avec la barbe ; et ce qu’elle préférait chez elle, c’était ses cheveux. Elle les gardait longs et se demandait jusqu’à quand ce serait possible. « De dos, disait-elle, on dirait une ado ; je fais 1m58 pour 45 kilos, avec de très beaux cheveux longs… Mais si je me retourne on se dit que l’ado a bien morflé ! » Et elle riait. Elle avait conscience de la chance qu’elle avait d’avoir de si beaux yeux, et de tels cheveux, mais elle regrettait son front, disait que sa peau était imparfaite, et qu’elle avait de petits seins. Elle répétait : « Tout est petit chez moi ! » Mais elle rêvait en grand. Et c’est peut-être pour ça qu’elle avait toujours aimé les projets immobiliers : acheter un appartement, le rénover, faire construire. Elle avait d’ailleurs déjà fait construire une maison à vingt-trois ans, à la fin de ses études, et voulait racheter un appartement, peut-être en bord de mer.

Un soir, elle avoua : « J’aime bien ton côté prof de français ». Elle disait que ce statut l’excitait, même si elle s’inquiétait de peu lire en comparaison. Elle me disait qu’elle voulait des cours particuliers, se grimer en élève aguicheuse. La nuit, après avoir raccroché, j’étais si excité par Pauline, sa voix, ses rires, notre future rencontre qu’il m’était impossible de trouver le sommeil. Nous poursuivions l’échange par des messages très crus. Certains soi...