Cyrielle Mandrinrevient sur l’expérience de l’errance, entre gestes avortés, attentes douloureuses, mélancolies, et pulsions à aller chercher ailleurs de nouveaux horizons.

Si j’avais pu, je serais restée jusqu’à ce que tu reviennes. Cachée là dans ta chambre à t’attendre. Mais après plus d’une dizaine d’heures au fond de ton lit, la faim commence à ronger mon estomac. Je ne peux pas m’échapper plus longtemps, il faut rentrer chez moi. Alors je pose mes pieds nus sur le tapis, je passe le vieux t-shirt jaune délavé au-dessus de ma tête et m’empresse d’enfiler un jean et un pull avant de laisser pénétrer le froid qui s’attaque à ma colonne vertébrale. Je réunis les quelques affaires éparpillées dans la pièce avant de faire ton lit maladroitement. Mon estomac se tord. Il faut partir mais je reste figée devant la porte. Voilà à quoi se résument les dernières années de ma vie : passer des portes et attendre dans un coin de la pièce que quelqu’un revienne. Lorsque je n’en peux plus d’attendre, que je tourne en rond dans le bocal, je cherche la sortie. Je mets mes chaussures, j’emporte le sac à dos et je claque une porte dont je n’ai pas la clé. Sur le chemin, je me retourne quelques fois. Je sais mieux qu’avant, en déballant les cartons, que je ne resterai pas, que toute installation n’est que temporaire. Comme le dit Carmen, le personnage du roman pour ado que je relis nostalgiquement, le mot maison ne désigne plus un endroit mais un moment que je laisse inlassablement derrière moi. Je range mes affaires dans des valises. Je sème des indices sur les vies passées auxquelles j’ai renoncé. Je remballe mon petit cœur et j’essaie de me promettre de moins m’attacher. Je renonce peu à peu aux objets que j’ai jadis choisi de soigneusement empaqueter. Je ne reste pas. 

Les deux battants grisâtres de la porte de l’internat, l’encadrement en crépis de la porte de la maison, le loquet interloquant de la porte du premier appartement, le verrou magnétique de celle de la résidence, les mauvais noms sur la porte en bois de la colocation et la porte au fond du couloir de ta maisonnette d’étudiant. Toutes se superposent et claquent simultanément, en même temps que mes talons sur le macadam. J’avance même si mes pas me pèsent. Je n’arrive pas à lever les yeux pour regarder devant moi alors je fixe la pointe de mes chaussures sur le trottoir. Mes pieds semblent téléguidés et me conduisent sans que je m’en aperçoive au bon endroit. Il faudra bientôt les reprogrammer. Changer les paramètres par défaut et reconfigurer le lieu de résidence. La maison où mes pieds machinalement me portent.

Je tourne difficilement la clé dans la serrure qui se grippe toujours autour de mon trousseau. La porte en bois de mauvaise qualité s’ouvre sur le lino et le chat qui m’attend. Je referme pour l’instant la porte derrière moi et retrouve sans plaisir les casseroles dans l’évier et la litière qui s’accroche à mes chaussettes une fois mes chaussures rangées dans le meuble de l’entrée. C’est le deuxième hiver, il est dix-sept heures passées et la nuit est déjà tombée. Je ne reste pas. 

Je ressors, je réenfile mes baskets et je mets mes écouteurs. Je marche jusqu’à l’arrêt de métro en longeant les quais. Le ciel est gris et bas et le vent me pousse dans le dos. J’avance doucement sur les pavés mouillés, de peur de glisser, tandis que les ...