Naître et mourir sont des expériences ordinaires.
Dans ce texte sensible, empli d’une poésie vénéneuse, Jade Lanzone nous dresse le portrait de Marek, paysan par qui la vie passe et s’écoule.
Dans un imperceptible sursaut, le ventre de sa mère l’expulsa au matin d’un jour ordinaire. Les yeux ouverts, les poumons embrasés, il observa le monde en agitant bêtement les bras. Aucun cri ne déchira sa bouche. Malgré les coups du médecin, l’enfant resta silencieux, sans ébahissement. Ni le désir de vivre, ni le regret de naître ne le traversèrent. Sur le petit visage rougeaud n’étaient qu’indifférence, mutisme, étrange apathie. Il venait d’éclore, au soleil des néons d’une maternité yougoslave des années cinquante, et le sang lui collait les cheveux ; sa mère mourut avant qu’il ne refroidisse.
Sous la lumière verte, il n’y eut que son père pour le bercer, et en grandissant, l’enfant ne craignit jamais l’oubli. Au contraire, il l’accepta avec la même aisance qu’il était venu au monde. Lorsqu’il fut baptisé, son crâne cogna le fond de la cuve ; à l’école, il reçut coups de pieds et de baguette sans jamais se plaindre. Marek — c’était son nom — avait compris qu’il n’était que poussière parmi la poussière : naître et disparaître, c’était déjà bien suffisant. Pourtant, à sa manière, il perpétuait une harmonie différée, très humaine, par ses gestes, par sa nature elle-même : celles des hommes qui voient dans le rêve un luxe bourgeois, et dont l’antique vocation revient à la terre. Il lisait peu, parlait à peine, trop occupé à se tanner le cuir sous le bleu du ciel, froisser le vent et les herbes folles, n’entretenir aucune conversation, n’impressionner personne, vivre d’un effort millénaire, les deux pieds ancrés dans le sol.
Lorsque son père mourut à son tour, Marek avait soixante ans. Une vie entière passée sans le moindre événement, parfaitement adaptée à l’âme tranquille qui était la sienne. Sans doute, il avait aimé son père, parce qu’il s’était démené pour lui. Mais il était passé au travers du miroir, fusionnant avec l’ombre de sa mère, qui n’avait jamais été qu’une image. Deux fantômes, rapprochés par le destin, réduits par la mort à l’état de concepts ; si Marek n’avait pas vécu, toute trace de leur passage sur Terre aurait été dissoute.
Désormais, il était seul ; seul, face aux champs, protégé par ses habitudes.
Aux premiers éclats du printemps, il partit à l’aurore semer le pavot. Entre les nœuds de ses phalanges coulait le grain noir et fécond qui ferait les fleurs de l’été. Marek prenait du plaisir à marcher sur le sol rugueux, dont toute la vie était encore en dormance : il semait pieds nus, pour pénétrer l’hiver qui s’effaçait sous ses pas.
Dans le lointain, une tache blanche bougeait. Debout devant le silence étendu et ras, le paysan resta immobile, cherchant à comprendre ce qu’il voyait. Fixant la chose, il sentit soudain l’absence de s...