Chaque soir, Will franchit la porte de son appartement, marquée par les coups et les échos d’une vie cabossée. Une porte qui enferme les souvenirs et les non-dits, autant qu’elle les révèle. Glasgow, ou ailleurs, peu importe : c’est toujours la même histoire. Les traces d’un passé qui suinte, d’une enfance qui n’en finit pas de cogner. Will boit pour oublier, frappe pour exister, mais le bois, comme ses cicatrices, ne cède jamais vraiment. Un texte puissant de Benoît Legemble.
Will rentre chez lui. Il franchit la porte à la peinture écaillée, le bois jauni par le tabac, bruni par les quelques traces éparses de sang séché qui ont fini par faire partie du décor bon marché qui sert d’obole aux classes paupérisées – à l’initiative des services sociaux du quartier. Il y a donc là la porte, ultime relique du rituel de la séparation de l’espace privé, cette chimère du pauvre que Will a pris l’habitude de franchir au petit matin dans les effluves d’alcool frelaté et la haine de soi – la sordide ombrelle communautaire qui œuvre à bonne distance du Tout-monde. La porte n’aime pas se mélanger. Elle est de ces objets troubles qui abhorrent la mixité. Il est notoire, et Will seul le sait, qu’elle a choisi son camp : celui du silence et de la contrition des insérés et des travailleurs de la sainte semaine. Dans la périphérie de Glasgow, l’escogriffe en perdition sait que les paumés du petit matin ont fini par voir en elle une pâte à modeler dans laquelle sculpter l’inavouable des errances nocturnes. Elles ont fini par être un formidable tremplin vers le chaos, la membrane imaginaire vue comme en rêve où l’exsangue peau des corps malades se veut soudain passe-muraille. Mais la porte est une brique qui marque, compacte, et vous empêche. Une dont on ne s’affranchit pas, pétrie des tristes lendemains empourprés de nouvelles désillusions éclairées à la lumière des néons blafards. La fine pellicule pleine des anfractuosités des nuits déjà bien avancées se fait forte et pleine de ces verres vides qui sont les fissures de l’âme, ici comme pyrogravées sur les chutes mal dégrossies d’épicéa et de sapin qui en cristallisent les stigmates. Elle, concassée. Tous, creusant à même les chutes mal taillées d’épicéa et de sapin le sillon d’un désastre annoncé. Preuve donc en est à même la porte des coups émaillant les par trop régulières querelles du voisinage. Et les gens qui s’oublient. À même le bois, encore, et la bière par trop fraîche. Les verres vides, oui, et la femme déjà loin. Ce bois des enfants qui déjà vous détestent. Le bois de la porte.
À moins que ça n’ait été de son fait. Aurait-il dû l’ôter de l’encadrement ? La sortir des gonds qui circonscrivent l’amplitude du mouvement tolérable ? Quelle idée, après tout, d’essayer de cacher au regard des autres ce qui est voué à déborder ? C’est ainsi chez les pauvres. Il ne devrait ainsi plus jamais y avoir de portes. Et ainsi on pourrait tout voir. L’horreur dans sa plus totale nudité, grimaçante de vérité. Le terme de déshérité, c’est la péritonite sur le point d’exploser dans l’estomac de Will. Parce qu’à quoi bon user de l’idée qu’on ait jamais eu quelque chose. Se dire déshérité, c’est avouer qu’il y aurait au moins eu un jour d’une existence merdique où la béance aurait eu la décence de se taire. De vous faire un manteau d’absence. Mais tout ça, c’est les foutaises des sociologues. Leur grille de lecture normative du monde pour corroborer l’impératif catégorique de l’abstinence généralisé. Mais on ne naît pas déshérité, et ça, Will seul le sait. C’est qu’il y a des fois où l’on ne sait plus vraiment qui a fait quoi, et à qui jeter cette putain de pierre. Il y a bien des nuits intérieures, et obscures – des ténèbres où se confondent les feux de pailles et les désirs incendiaires qui ne s’avouent pas. Elles sont les légions, dans les logements du quartier, ces envolées du corps contrit qui avançait masqué, jusqu’alors. Mais ça ne dure jamais. La chair finit toujours par noircir et le muscle fond. Les phalanges, enfin, s’écrasent. Sur des portes, généralement. Il est déjà tard, et c’est encore un moindre mal. Les murs, c’est un truc de psychotique. Ceux qui en arrivent là sont généralement déjà anesthésiés jusqu’à l’os. Mais les portes, elles, demeurent des obstacles éminemment politiques. L’instrument par lequel on achète la paix sociale, courroie de transmission qui mène à l’implacable mécanique de la culpabilité. On s’y fait mal, mais pas trop, et on s’achève à son tour à coup de silence. On se résout à la honte ainsi qu’un tacite partage communautaire. Puisqu’il y a ceux qui comprennent. Ceux qui chaque jour déambulent l’escalier et passent devant la porte de Will. Qui voient les taches brunies, ont en eux quelques réminiscences du tapage nocturne ou de quelque autre lutte intestine avec soi-même. On n’en parlera plus, puisque la paix sociale exige d’échouer dignement. Will seul le sait, tout comme il sait qu’il remettra bientôt son cœur bruni à l’ouvrage sur une porte vierge de toute trace, à moins qu’il ne soit question d’un mur clair. Lui ou un autre, c’est du pareil au même. On ne se lave jamais du carmin d’une enfance furieuse, et l’on ne s’affranchit pas plus de la carte du cimetière dans lequel – marionnette dégingandée prise en tenailles par les fils de son propre passé, on joue aux éternels égarés. Sans jamais trouver la tombe. Alors Will file au drugstore s’acheter à boire. Ses mains commencent à trembler, et son corps bat si vite. Il pense au prochain coup qu’il donnera dans la porte. Peut–être plus vite qu’il ne le pensait. Il le fait avec la même conviction que s’il s’était déjà attelé, pelle en main, à creuser le trou du mausolée des tragiques théories déterministes familiales pour y déposer le cadavre décharné de l’éducation dont il fut autrefois la victime désignée. Will croit en avoir fini de baigner dans le placenta des ambitions maternelles.
Oui, Will rentre chez lui. Il franchit la porte usée par les querelles familiales, qui sont légion dans ce quartier de la ville. C’est Glasgow, ç’aurait pu être Dunkerque ; c’est la suburra romaine, ç’aurait tout aussi bien pu être le vestige de la vieille Barcelone, ou Naples endormie au petit matin dans les vapeurs d’alcool, la grappa pas chère, le linge de corps maculé, et les cicatrices des brigues aurorales vues comme en rêve. Mais à chaque fois, il y a une porte. Du bois bas de gamme, du simili qui porte les traces des coups reproduits à l’infini. Du mélaminé pour jouer l’approximative éponge des défaites intimes. Ça fait longtemps qu’on ne les rebouche plus, ces trous qui disent qu’une âme noire a fini par avouer la vermine bileuse qui peuplait l’intestin, la rate, et les poumons pleurésiques. Ça arrive souvent, par ici. La bière chauffe la vermine, qui ne demande qu’à sortir. Will sait tout ça. L’alcool pour lui, c’est la dignité des cons qui espèrent encore se sauver d’une logorrhée embarrassante. Et qui, pourtant, se vautrent finalement en elle comme un chiot de deux mois se jette dans sa propre flaque de pisse après un gros cauchemar. Le pilier de bar, c’est ce chiot apeuré attelé à détruire votre garde–robe, qui préférerait crever plutôt que de montrer la frousse abyssale qu’il a du monde, des interactions sociales, de l’Autre, en général. De ses propres cauchemars, en particulier. Alors, passé minuit, il détruit tout. Les portes, et le reste. Parce qu’un homme, ça ne pense pas. Il l’a ouïe dire dans la chanson, on lui a dit aussi à la maison, quand papa attes...