Dans un village normand où le temps semble s’être arrêté, la guerre demeure étrangement présente, reparaissant parfois des profondeurs de la terre. Dans D-DAY 2024, Charles Flamand nous offre un voyage pour commémorer l’Histoire du débarquement américain au cœur de la plage d’Omaha.
Dans mon village, il n’y a plus de café, de tabac, de commerce. Ni de prêtre à l’église, obligée de réquisitionner celui de la paroisse d’à côté pour y donner la messe. Tout cela a disparu depuis belle lurette.
Ce qui n’a pas complètement disparu, par contre, c’est la guerre. Il arrive que de la croûte terrestre, elle remonte de temps en temps. Dans son champ, la botte du fermier vient parfois butter sur un de ses items. L’unité de déminage de Caen est alors appelée en urgence pour sécuriser la zone où une bombe du passé risque de faire des victimes au présent.
C’est quelque chose de sale une guerre. Une sale idée brandie par des types en uniforme impeccable, avec des décorations épinglées sur le cœur et des galons brillants sur les épaules, qui sont bizarrement les seuls à vouloir la faire. Pourtant, certaines sont nécessaires.
Il faut croire que les bombes, comme les guerres, parviennent à traverser les siècles.
Au fait, c’est depuis mon village qu’ils auraient donné l’alerte le 6 juin 1944…
Tous les villages de la côte disent sans doute la même chose.
Moi, je suis celui qui murmure à leurs oreilles.
L’autre jour, alors que je conversais avec mon village, je lui ai demandé :
Que s’est-il passé dans la tête du boche, à ton avis, quand il a vu l’armada se pointer le matin du D-DAY ?
Peut-être bien que c’était trop gros pour être vrai, m’a répondu mon village, que le boche il croyait rêver encore, parce qu’il devait faire ce rêve souvent, mais que ça méritait mieux le nom de cauchemar. Cela a grossi, grossi. Pour tout recouvrir, toute la mer, toute sa vie. Il a compris le carnage à venir, il a compris le débarquement. Il a dû se sentir au centre du monde. Un sentiment rare. Peut-être même grisant. Puis, ce sentiment a laissé place aux tremblements de l’action, à la sueur de l’adrénaline, à l’intuition que tout serait bientôt fini. Tout ? Non, pas lui. Le boche n’avait plus qu’à survivre les prochaines heures. Ensuite, il pourrait rentrer au pays. Dans sa famille. Sa Heimat. Il savait que ça ne durerait pas cette histoire. Tout simplement parce que c’était trop beau. La France était si douce avec lui. Il mangeait son pain et buvait son vin, voilà sa mission quotidienne. Voici venu le mois de juin, les derniers jours du printemps. L’été pointait le bout bronzé de son nez. Mais la guerre l’a devancé. À faire pâlir le boche. Un autre jour, il serait descendu à la plage, aurait ôté son uniforme et se serait baigné. Il se serait rincé sous la cascade, il aurait repris son poste de sentinelle sur la falaise, les cheveux mouillés sous le cuir de son casque. Un autre jour, voilà ce qu’il aurait fait mais c’était la guerre ce matin-là. Ça allait être moche pour le boche. La guerre, oui, déjà à trois milles nautiques, bientôt à portée d’obus. Il a couru sonner l’alarme. Il a trébuché sur le chemin du téléphone en bakélite. Pour prévenir les autres boches :
« Sie kommen an ! Sie kommen an ! »
Que mon village puisse ainsi me détailler sa vision des choses et de l’événement, ça m’a soufflé. Alors je lui ai demandé de me raconter le débarquement de l’autre point de vue, celui Américain. Mon village n’est pas Spielberg. Mais il a quand même essayé, en caméra embarquée. Et voilà le résultat.
Opération Overlord. H moins 10 minutes. Nom de code Omaha. Le GI sort à peine de l’enfance et se retrouve envoyé à vivre ce qu’aucun adulte ne devrait connaître. Il fait partie de la première vague d’assaut. Dans la barge, accroupi avec ses camarades, il a plus froid que peur. À la peur, il n’y pense pas trop. Ses pieds trempent dans vingt centimètres d’eau un peu réchauffée par les crachats, l’urine et la bile des vingt-six gars qui portent le même uniforme. Certains ont une croix rouge sur leur casque, et si la croix, c’est le salut. Le rouge… Ça y est. La peur chemine dans sa pensée. Les coups sourds des bombardements de la R.A.F se rapprochent, accompagnés parfois d’une explosion formidable d’écume qui retombe sur les casques des kilos de mer ; des flammes brillent au loin et la fumée enfle, elle commence à lui piquer les yeux, le GI entre dans la fournaise. Ses lèvres tremblent. Ses mains. Choc répété de l’émail, souffle haletant, il entend des soupirs, des grincements de dents, pas question de faire demi-tour. Une question lui secoue tout de même l’âme. Pourquoi il est pas resté au Texas, s’occuper de ses bêtes et de son ranch, vider son chargeur sur des bouteilles de lait dans le désert, et faire patiner les pneus de son Pick-up Ford dans le sable ? Il est là maintenant. Avec les autres face à l’Histoire. Mais tout seul devant la sienne. Il entend les balles passer à quelques centimètres, sachant qu’il sera bientôt exposé à leurs trajectoires létales. Il voit des corps flotter sur l’eau, des barges qui coulent, englouties dans un balbutiement monstrueux. L’officier compte les secondes avant l’heure H. Sa voix ne tremble pas. Elle veut galvaniser les autres.
13. Ses ancêtres sont venus à bout des Indiens, mais les Allemands, ce sera une autre paire de manche.
10. La mort ricoche un bruit métal.
6. Et le décompte qui le rapproche toujours un peu plus du moment.
3. De gloire ? Non. De liberté.
Comme un essaim de frelons germaniques, les balles entrent dans la barge. Des hommes meurent sans avoir eu le temps de comprendre. Et notre GI ? Difficile de savoir quand la mort est partout, si elle n’est pas déjà en vous. Le sang écume. Une douzaine d’hommes parvient à sortir de la barge sur les vingt-six qu’elle comptait. Mais notre GI, lui, y est resté.
33 000 marées nous séparent du D-Day. « Bloody Omaha » n’a plus de sanglant que le nom. C’est une très belle plage, où des signaux de l’Histoire affleurent à certains endroits du paysage. Cherchez donc ! Il reste des épaves qui émergent par marée de grand coefficient. Les locaux s’amusent à faire croire aux enfants que ce sont des bancs de baleines égarés par le réchauffement climatique. En réalité des barges et destroyers coulés le 6 juin 1944, autour desquels prospère la vie sous-marine. Il reste aussi des bunkers glissant sur le terrain spongieux de la falaise, des chars d’assaut et d’autres engins dangereux exposés en bordure des routes ; des drapeaux américains déployés au vent et puis un cimetière de marbre blanc sur la falaise d’Omaha. Ce morceau de falaise immaculé, c’est l’Amérique. Les employés y reçoivent leur paye en dollar. Un cimetière sans dépouilles. La majorité des corps a été rapatriée selon le vœu formulé à l’époque par les familles qui, majoritairement aussi, regrettent ce choix aujourd’hui. Le cimetière Allemand, lui, digère encore ses morts dans son ventre. Sans surprise, il a été repoussé un peu plus loin, à l’intérieur des terres, dans le bocage bas-normand, le long de l’autoroute qui relie la ville de Caen au port de Cherbourg. Son allure est au premier abord celle d’une aire de repos. Peut-être parce que c’en est une, littéralement. Voici donc le cimetière le mieux desservi au monde. Une haute croix de lave basaltique, sombre, inquiétante, souveraine, se dresse vers le ciel au milieu des tombes qu’elle surveille.
Qu’ils reposent en paix, tous. Et puisse l’Histoire ne pas troubler leur sommeil.