Parfois la misère nous saisit sans que ne nous puissions rien y faire. Et on se retrouve démunis presque inefficace face à la tournure du monde. Dans un texte aussi efficace que tendre Irène Steven rend hommage à ceux que l’on oublie trop souvent.

ll y a des gens qui dorment pieds nus sur le sol du métro, Maman. 

Ils ont les jambes affamées de fuir l’abrutissement du monde urbain, les foules sans visages et masquées qui se bousculent dans des rames surbondées. 

L’envie de dévorer s’amenuise dans leurs bras, ils sont raides comme des squelettes, ils meurent d’être des os que personne ne regarde.

Tous, on tourne la tête et on prend le métro, mais moi je n’aime pas ça, Maman, non, je n’aime pas ça du tout.

J’irai jusqu’au bout de la ligne parce que je le dois, mais à Châtelet je pense à cet homme allongé par terre, à Concorde mon ventre se tord, à la Défense je rejette la vie hors de mon corps. Je veux lui donner ma satiété, mon sommeil, ma joie, je veux lui prêter mon lit, je veux poser sa tête sur un oreiller plein de plumes, je veux qu’à Gare de Lyon il ne se répande plus sur ce goudron Sali par la honte des Hommes.

Comment, Maman, puis-je vivre quand cet homme va pieds nus dans la solitude anxieuse des villes ? 

Comment, Maman, puis-je manger quand autour de moi des Hommes crèvent la gueule ouverte, les dents noires du vide qu’ils mastiquent ?

C’est donc ça, notre monde nouveau, le bonheur de la modernité, le pays des Droits Humains ? C’est donc ça, aujourd’hui, qu’on aspire à devenir : ces soupes longilignes et vides, ces silhouettes fades qui ne sentent pas, ne ressentent pas ?

Je ne veux pas, moi, baisser les yeux et les laisser échouer sur mes mains parce que le dégoût me monte aux lèvres, parce que la pitié me maquille les paupières, parce que la honte putride paralyse mon cœur. 

Il y a un homme qui s’éteint sur le quai du métro et des trains qui viennent et partent toutes les deux minutes. 

Il y a des valises que l’on pousse, des nez que l’on repoudre, des livres que l’on ouvre tandis que l’homme se dissout dans la dureté du Temple que l’on nomme Existence. 

Des départs, je n’en connais pas de plus cruels que ceux qui impliquent les âmes des mortels. 

Ces hommes, ces femmes, ces enfants meurent anonymes tandis que j’ôte mes souliers car

Il y a des gens qui dorment pieds nus sur le sol du métro, Maman.